par Claude R. BLOUIN
Le festival du
film Fantasia de Montréal, dans son édition 2013, réserve comme
d’habitude une place de choix aux amateurs de cinéma japonais.
Comme plusieurs d’entre eux désormais, j’en profite pour mettre
à jour ma connaissance de certains cinéastes et pour en découvrir
d’autres, sans m’attacher aux genres auxquels on associe
d’ordinaire ce festival. D’où le Ninagawa et le Miki, d’où
tous les autres, retenus sans égard pour ce que suggérait quant au
contenu le résumé du récit qu’ils proposaient.
Si ce n’est que
j’ai eu une curiosité particulière pour les histoires où les
gens d’oralité et d’images que sont les cinéastes réservaient
une place aux écrits ou aux gens de lettres. Il s’agit des films
de Makoto Shinkai, Yuya Ishii, Takashi Ishii et Shinsuke
Sato. J’aurais pu leur joindre Ore wa mada Honki Dashite nai
Dake de Yuichi Fukuda, qui, selon le programme, met en scène un
auteur de manga plutôt porté à la procrastination. Il me reste à
espérer que I’ll give it my All… Tomorrow sera disponible
un jour sur un écran de salle de répertoire ou en dvd !
En deux jours,
j’ai d’abord vu les cinq premiers films recensés ci-dessous, et
j’y ai découvert, à ma surprise, une profonde continuité de
préoccupations. Le titre de cet article l’indique. Je me suis
trouvé entraîné aussi vers le souvenir de lectures. Celle du
penseur juif Martin Buber, Le je en dialogue, car il y démonte
le jeu du moi curieux d’autrui mais porté à se retrancher dans le
silence sur son intimité : dans bien des films, c’est
précisément cette attitude suicidaire qui est mise en cause.
Mais surtout, et
le Miki pourrait en être une illustration bouffonne, je me suis
souvenu de l’attention que le philosophe japonais Nishida nous
invite à avoir au sens du moi, en une culture si marquée par la
pensée bouddhique : impermanent, le moi ne se donne image fixe,
illusoire en sa pérennité, que dans le présent de la relation où
il est engagé. Mon moi se métamorphoserait au contact des autres,
et mes visages seraient multiples selon ceux à qui je me montre. Les
Japonais seraient donc bien placés à la fois pour se moquer de la
tyrannie du concept de moi mais aussi celle du regard des autres et
du désir de conformité qu’il engendre.
Entre ces deux
pôles, Fantasia m’invitait donc à voyager via les sept oeuvres
suivantes : Heruta Sukeruta de Mika Ninagawa ( vu en dvd
) ; Figure na Anata de Takashi Ishii ( vu en dvd );
Ore, ore de Satoshi Miki ; Kagi-dôrobo no messodo de
Kenji Uchida ; Kotonoha no Niwa de Makoto Shinkai ( vu en
dvd ); Minasan, Sayonara de Yoshihiro Nakamura ; Toshôkan
Sensô de Shinsuke Sato ( vu en dvd ); Fune wo Amu de
Yuya Ishii ( vu en dvd ). Le titre de distribution anglais de ces
films est indiqué à la première ligne du commentaire de chacun des
films.
Notons que
l’influence déterminante des sciences humaines dans la définition
du concept de culture fait de tout film un objet précieux, s’il
s’agit d’y chercher ce qu’à travers lui, une société exprime
d’elle-même. J’ai tenté de rendre justice ici à ce que me
donne à penser les œuvres analysées.
Par ailleurs, la
notion d’auteur a entraîné une occultation des autres métiers du
cinéma, et on trouvera maintenant beaucoup de critiques soucieux de
rétablir en sa complexité le processus créatif du septième art.
Ainsi le cinéma de genre, plus que celui d’art et d’essai,
concentre-t-il leur attention, et on assiste donc à une réévaluation
du cinéma de série B, ou de films d’abord définis par leurs
producteurs ou les « règles » du genre, où la signature propre du
réalisateur importerait moins.
Pour ma part, à
la curiosité pour ce que le Japon montre de lui-même dans les
films, se joint toujours mon intérêt pour l’expression de la
façon dont me touche particulièrement un récit. À mes yeux,
auteur est le cinéaste qui travaille la matière ( lumière et
images en mouvement, sons ) et donne le ton, définit une vision
indissociable du travail de cette matière. L’émotion esthétique
suppose une expérience de présence et la reconnaissance
d’une pensée à laquelle les mots ne peuvent rendre
justice, pensée formulée en images et sons, dans un éclairage
différent de celui de la littérature . Pour rendre compte du
parcours d’émotions et de pensées dessiné par l’œuvre en ce
spectateur singulier que je suis,, la référence à des éléments
du langage cinématographique s’impose : elle vise
essentiellement à rappeler la nature de la fiction commentée et ce
qu’elle dit en propre. Cela permet aussi au lecteur de revoir en
esprit le film, quitte à découvrir au prix de quel aveuglement ma
perception a pu se préciser ! Il trouvera ainsi, j’espère, à
mieux saisir les contours de sa propre sensibilité esthétique.
Les films sont
analysés dans l’ordre où je les ai découverts. Le lecteur
d’abord curieux du travail sur l’expression proprement
cinématographique se reportera à Helter Skelter, The
Garden of Words ( cf aussi rapports à la poésie classique )et
Key of life (cf aussi rapports aux livres et à
l’apprentissage, surtout à la nécessité du jeu ). Pour les
questions qu’il pose à notre disponibilité et la tentative de
retrouver par le décor et le langage du cinéma le mouvement de
notre sensibilité, à Hello, my Dolly Girlfriend. Pour
l’adresse des conteurs à mettre en images et sons de manière
sobre un récit qui éclaire le Japon actuel : The Great
Passage ( cf aussi, central, l’amour des mots )et See You
Tomorrow Everyone. Pour la manière d’ajuster un genre à
l’Histoire récente, Library Wars ( cf aussi, incidemment,
rapports entre liberté et lecture ).
Heruta Sukeruta de Mika Ninagawa
Avec Helter
Skelter, Miwa Ninagawa joue avec délices des moyens d’expression
dont elle dénonce simultanément les possibles leurres. Sa Lilico,
mannequin vedette, sensible à l’arbitraire de sa gloire et à sa
fragilité, donne aux gens « ce qu’ils veulent ». Mais elle, que
veut-elle ?
Nous croisons avec
elle des avatars de Frankenstein : une chirurgienne
esthéticienne, résolue à créer un nouvel être, une productrice,
consciente de « créer » un double de sa jeunesse. L’assistante
de Lilico et son maquilleur seraient plus attachés à sa personne :
leur expression d’affection cache un vif désir de savoir qu’ils
comptent pour quelqu’un, désir gratifié par leur service envers
la star. Par eux se découvre ce qu’elle-même cherche.
Donner aux gens ce
qu’ils aiment couvre, en effet, un besoin impérieux : savoir
qu’on compte avec ce qu’on est, et non comme symbole, « image»,
pour quelqu’un.
Or le monde de l’image et de la
mutation d’une jeune fille au nom banal en icône au nom résumant
un fantasme, se paie d’une réduction de l’être trop irrégulier
en ses traits et ses humeurs à une représentation lisse, constante.
Le besoin de réciprocité s’en trouve évacué.
Lilico peut manipuler, exercer son
désir de domination, se soumettre au rôle attendu d’elle :
le temps de la gloire, dérisoirement bref, agit en révélateur du
silence qu’elle impose à son désir le plus profond. De même, les
chirurgies vouées à la perfection, génèrent leurs propres
maladies.
Ninagawa traduit
en même temps, par l’esthétique suivie, son point de vue sur
l’éthique du photographe et de l’artiste. Elle emprunte ses
mouvements de caméra aux ondulations des méduses, ses couleurs et
ses déplacements de personnes à ceux des bancs de poissons. Savoir
tirer autour de soi le rythme des êtres, savoir les retrouver par la
fiction, tel me paraissent être son propos et son talent.
Voici son sens de
la couleur : blanc des flashes, des fonds, des robes, des
réflecteurs ; rouge des rideaux de scène et des sièges de
théâtre, des robes aussi, du décor de la chambre de Lilico, de son
éventuel repaire, et du sang, qui se fait plumes : sommes-nous
bien encore dans le temps du récit ou celui-ci n’est-il plus que
métaphore, appel au mythe ?
Comme une Lilico sujette aux
hallucinations, le spectateur est renvoyé à son goût du spectacle
halluciné. D’ailleurs il a son double en ses myriades de jeunes
filles, épisodiquement entretenant de leurs rumeurs le culte ou la
ruine de leur idole.
Si le film nous
livre ainsi un portrait du Japon dans la modernité de sa culture
pop, il l’inscrit dans son histoire. Par ce jeu du rouge et blanc,
couleurs du drapeau national, si présentes aussi dans le shintoïsme,
nous voici entraînés à saisir des liens avec des pratiques
séculaires : sociales, par exemple par cette évocation via le
fiancé de Lilico, de la fonction du mariage ; esthétiques et
érotiques par ce lien entre flamboiements des teintes et des
mouvements et mélancolie issue du vif sens que le jugement de beauté
est congruent à l’expérience d’éphémérité, comme les
artistes d’Édo l’ont illustré. Sakuran n’atteste-t-il
pas déjà de la dette et de la reconnaissance de Ninagawa à leur
endroit ?
En dépit de
redites esthétiques, de réitérations de propos, outre les éléments
susdits, ce qui me retient, c’est la variété des tempéraments
féminins dépeints, mais surtout le contraste entre ce visage à la
perfection froide et lisse de résine synthétique et cette voix
chaude, à des lieues de celle de Lolita, la voix d’une femme, non
d’une fillette figée dans l’idée de sa jeunesse, ou celle de
ses fans.
Monde de femmes
impérieuses et impériales, hantées par le temps qui dévore leur
force de faire illusion, s’illusionnant elles-mêmes sur la
conjonction de la jeunesse et de la beauté, femmes de courage,
source ultime de création.
Pas un hasard si
le film se clôt sur un plan en apparence sans rapport avec Lilico,
celui d’une croisée de chemins.
Dans un quartier
branché de Tôkyô.
Figure na Anata de Takashi Ishii
Takashi Ishii
oppose lui aussi image et son dans son Hello, My Dolly Girlfriend.
Ainsi le pauvre Kentaro, éditeur malmené devant ses collègues par
un patron à la recherche d’un bouc émissaire, s’exprime-t-il
hardiment… en fantasme ( tourné en noir et blanc ). Le silence par
respect de l’ordre simultanément se trouve donc masque du désordre
sous-jacent dès l’ouverture du récit.
Plus loin, à
l’inertie d’un mannequin se juxtapose la voix fluide d’une
femme : il faudra que Kentarô aille au-delà du fétichisme, de
sa fascination du corps pour que celui-ci s’humanise !
Entretemps, il soliloque, avec personne pour recevoir sa parole, il
se demande si est corps ou sculpture cet être qu’il trouve au
milieu d’autres mannequins, dans un grenier désaffecté. Comme si
le secret de l’âme japonaise se logeait toujours là où le
consensus cesse, en ces lieux tenus secrets, tant leur singularité
compromettrait l’harmonie des individus.
Kentarô explore
le corps de l’être d’apparence féminine : résine
synthétique ou chair ? Quelle qu’en soit la nature, il s’en
émerveille. Le cinéaste rappelle donc ainsi que le pouvoir de créer
l’artifice, l’art en somme, pour admirable qu’il soit, n’enlève
rien à ce miracle qu’est l’existence charnelle, à la souplesse
de la peau, à ces rouages complexes qui supposent excrétion, urine
par exemple, mais aussi courbes, mais aussi pilosité et
frémissement.
Ce corps, pour
vivre, paradoxalement pour vivre selon toutes ses virtualités, il va
sans dire, requiert que l’on prenne soin de quelqu’un d’autre !
Compter pour autrui, se le faire dire, c’est prendre confiance en
soi, c’est animer le corps, en faire un miracle !
Sommes-nous donc dans un film
underground des années soixante-dix ? Ou plutôt, dans une
exploration parallèle au Koi no tsumi de Sono Sion ?
Dans une fable métaphysique ? Hallucination ou expérience
vécue de Kentarô ? Est-ce pour ancrer dans le réel du corps
que le cinéaste fait du pubis de Kokono un leitmotiv ? Pour
souligner l’obsession de Kentarô ? Taquiner la censure de son
pays ? Fustiger l’idéalisme toujours fait de ce que l’on
cache, lors même qu’on l’imagine, comme lorsqu’on admire une
danseuse en tutu ?
Masturbation,
voyeurisme, exhibitionnisme, nécrophilie, de quels désirs de voir
le corps devenir, ou de le constater n’être que tel qu’il est,
s’alimentent ces rapports avec cette matérialité qui refuse de se
réduire à la pensée ? Corps admirable ou pitoyable ?
Entre Oh ! cela ! ou Oh ! Que cela ! les
personnages oscillent. Si le corps se rappelle à l’existence de
Kentarô pensant, c’est, dans ses rapports avec autrui, par les
coups reçus, par la souffrance donc. Mais il y a le contact soyeux
de Kokono, pour signifier qu’être corps et le savoir ne
passeraient pas par la seule souffrance. Seulement, faut-il un être
vivant pour cela ? Jusqu’où la poupée, la figurine, la femme
réduite à ce que l’homme n’est pas, peuvent-elles le faire
naître à sa propre vie ?
Si criante la
solitude de Kentarô que ce cri même éveille cet être autre à
l’identité incertaine : Kentarô la fait être par ce cri !
Mais il ne lui donne vie qu’en accédant à la conscience qu’elle
puisse être plus que ce qu’il en pense. Plus pessimiste que
Ninagawa, qui pourtant prenait la peine d’énoncer le concept de
l’être humain comme mécanique à désirer, Ishii rend encore plus
éphémère l’expérience d’une épiphanie, moins dépendante
encore de la volonté que chez Ninagawa, et, pour ainsi dire, plus
accidentelle.
L’instant magique ne le demeure
guère.
L’acharnement du
cinéaste à montrer les coups portés, à souligner la diversité
des pratiques sexuelles a provoqué, en cours de projection, des
impatiences de ma part devant ce qui, tout justifié que cela m’ait
semblé par le propos, m’a paru redondances. En revanche, Ishii
saisit bien combien ténue est la frontière entre l’idéal et le
sordide, le mignon et le déjanté. Si Ninagawa invite à consentir à
ce qui nous individualise, dans l’acceptation de ce qui singularise
autrui, Ishii suggérerait plutôt que nul ne saurait se satisfaire
d’être la figurine d’un autre, mais réclame attention au tout
qu’il est. Là où l’on reçoit, l’on aurait grâce à donner.
Les deux cinéastes traduisent ainsi en insistant sur des aspects
différents, par des moyens esthétiques différents, les rapports
entre honne et tatemae, i.e. le dedans et le dehors,
l’intime et le public.
Comment vivre une
solidarité qui ne soit point simple contrainte due à la tradition
ou à la pression du regard d’autrui ? Comment s’accomplir
sans s’asservir à l’idée de réussite professionnelle ?
Sur ces mêmes questions, c’est à une autre interprétation du
rythme de nos vies que nous invite le film de Satoshi Miki.
Ore,
ore de Satoshi Miki
It’s me it’s
me reprend certains des traits que nous avions retenus de son
précédent Instant Swamp. Sensibilité à la variété des
lieux qu’habitent les Japonais, et, de là, à ce qu’ils arrivent
à exprimer de leur individualité, et aussi, sens de la dimension
ludique du travail qu’il faut prendre au sérieux, sans se prendre
au sérieux.
Voyez les plans
initiaux, doucement se déroulant, sur des immeubles à logements,
moins clapiers finalement que design, façade harmonieuse abritant
quelles vies en dents de scie ? Contraste avec l’intérieur
d’un étudiant, logé à l’ancienne ou l’allure branchée d’un
loft tout de blanc revêtu. De quelle part de soi témoignent ces
choix ? Que cache-t-on ?
Que ce ne soit là
qu’une part de nos désirs constitue le sujet de ce film. Récit
burlesque au départ, il trahit des ambitions multiples :
fantastique, métaphysique, thriller… Cette fictive multiplication
de moi(s) tenue pour vraisemblable rappellera aux Québécois la
télésérie de Jean-François Asselin où le personnage de François
doit gérer ses rapports avec sa copine, soumise à la même
contrainte, en compagnie de moi(s) intérieurs : le moi-femme,
le moi-enfant, etc. Le réalisateur québécois gardait un ton de
légèreté auquel le réalisateur japonais échappe à l’occasion,
car il est manifestement séduit par l’ampleur des possibilités
conceptuelles de sa proposition de base, et du système des sosies
par lequel il l’incarne.
Au lieu d’un moi
en plusieurs parties internes projetées à l’extérieur, il joue
donc sur le thème des sosies, chacun distinct de tempérament, mais
surtout il ajoute la possibilité de la surmultiplication et de sa
conséquence, l’autodestruction par surpopulation ! Son humour
en oublie parfois la vraisemblance, à l’intérieur de cette
suspension de notre crédulité. Ainsi le spectateur rira-t-il
vraiment de voir que le héros, tellement maladroit, ne se fait pas
repérer par la mère de celui auquel il se substitue ?
Par ailleurs ces
apparitions multiples de moi(s), drôles a priori, finissent par
paraître bien démonstratives, venues là comme en appui d’une
idée, avec des retournements de situations qui ressemblent davantage
à un souci de couvrir les possibilités du sujet qu’à une
conséquence inattendue d’actions conformes aux habitudes des
protagonistes. Quelques invraisemblances et des lourdeurs donc, mais
qui n’effacent pas le souvenir des qualités du film, senties au
moment du visionnement, appréciées à leur souvenir.
D’abord le
plaisir de trouver le thème d’usurpation d’identité, qui semble
traverser ma sélection cette année, alors que je ne le cherchais
pas particulièrement. Ici, l’usurpateur, vite repentant, est
enfermé dans le rôle sur lequel il croyait avoir le contrôle. Cela
en soi pose la question de la liberté et du destin des êtres. J’ai
aimé ce personnage de mère qui reconnaissait en l’usurpateur son
fils, substitut, par sa présence même plus réel qu’un vrai fils
absent ! On verra d’ailleurs que le rapport à la mère
n’ouvre et ne clôt pas pour rien le récit.
Que faire de nos
vies, lorsqu’elles nous semblent incomplètes ? Chacun des
moi(s) cherche sa solution, mais du coup laisse entendre qu’en
chacun des autres se joue un possible de soi. S’ouvrir à autrui
redevient donc seule façon d’en venir à savoir reconnaître en
quel sens devenir. Dire « je suis ce que je crois être » n’exprime
pas tout ce que le héros est amené à comprendre, et le public avec
lui.
Parmi les finesses
du récit, comptons la façon dont, par le jeu poussé à la
caricature, les comédiens qui incarnent les collègues de boutique
du héros, nous entraînent au-delà d’une vision du monde de
travail comme ballet, pour descendre au ras des pâquerettes,
jusqu’aux idiosyncrasies, celles précisément qui menacent chacun
de devenir le clown de sa propre vie, engoncé dans des rites
personnels qui marqueront sa personnalité aux yeux d’autrui. Le
slapstick reprend ses droits et son sens. À l’espionnage quotidien
des collègues, s’ajoute le souci de n’être pas réduit à une
caricature, à la souffrance de se voir tel, quand c’est le cas.
Remarqué aussi le
recours aux cloches, bruissements, éclatements pour dérouter de ce
que l’on serait tenté de déduire de la seule image. Parfois un
insert muet, par exemple d’une femme qui sourit, suffit à suggérer
combien le héros est désarçonné dans son rapport à autrui,
éternel étranger.
Apprécié enfin
ce sens de l’invention dans l’usage des objets, taquins même,
comme ce cellulaire qui se refuse à couler : Tati serait-il un
autre moi du cinéaste ? Les notations des surprises que le
quotidien peut réserver sont nombreuses, rappel que l’étrangeté
est question de regard, d’attention, de capacité à voir surgir
l’inconnu dans ce que l’on croit connaître.
Le vocabulaire
donne la clef de cette quête de reconnaissance : nous sommes
plus que ce que nous définissons être le moi, des autres ou le
nôtre ! Le héros désigne, au début, sa mère du nom de
fukuro ( au lieu du plus respectueux okasan ),
terme très familier, au sens littéral dénué de tout affect de
reconnaissance. Or la mère veut être désignée de son prénom,
pourtant pas unique. Cette ambiguïté ( SON prénom, prénom
pourtant commun ) correspond à celle du jeu entre solidarité et
solitude, singularité et aptitude à se reconnaître en autrui.
Inconnus aux
autres certes, mais à nous-mêmes aussi sommes-nous, du seul fait
qu’en contact avec de l’inconnu nous sommes tenus de nous
adapter, de nous découvrir sans cesse autres que la définition que
nous nous donnons de nous-mêmes. À la fin, le héros désigne sa
mère par son prénom, et se défend de le faire par complaisance
pour un voeu par elle exprimé : il marque ainsi ne la point
définir par rapport à ce qu’elle est pour lui, dans son rôle,
mais en prenant en compte le désir qu’elle exprime.
Or, impossible de
s’adapter aux autres sans jouer un rôle, et impossible de le
jouer… si on y est réduit ! De ce dilemme, Kenji Uchida fait
le moteur de Key of Life.
Kagi-dôrobo no messodo de Kenji Uchida
Key of life,
si l’on se fie au titre anglais, serait une oeuvre métaphysique,
révélerait le sens de l’existence. Le titre japonais, plus
modeste et juste, annonce « La méthode du voleur ( de, à la ) clef
».
Avant le
générique, on voit une page d’agenda, avec l’ordre des jours,
mais parsemé de notations hâtives, jetées sans respect de mise en
page. Le premier personnage qui apparaît est celui d’une femme
soucieuse de propreté : elle aspire la poussière à son poste
de travail. On la découvre réclamant d’un futur employé les
qualités qu’elle dira espérer d’un fiancé à la chasse duquel
elle se lance, sollicitant l’aide de ses collègues. Mais pourquoi
cette urgence ? Tout le long du récit, le scénariste crée de
petits mystères à partir de petites informations accumulées…
Dans une société
où le mariage arrangé joue toujours un rôle, cette attitude de
contrôle de sa vie affective comme si elle était une part de sa vie
professionnelle relève d’un comique qui aura une autre résonance,
plus burlesque sans doute, sur un public nord-américain, davantage
éduqué à faire de l’amour le domaine d’un romantisme, dont le
mariage n’est qu’une des formes de consécration.
Pour Kenji Uchida,
cette femme en quête de contrôle est bien, l’atteste son agenda,
sujette à des désordres, qu’elle ne laisse pas apparaître dans
son apparence, et le mot méthode du titre recouvre donc une
conscience exacerbée de la puissance d’un désordre dont il faut
se garder, ou dont on voudrait se prémunir. Car bien entendu
l’imprévu, en tout cas, ce qui échappe à la lucidité, à la
planification, et le cinéaste est bien placé pour le savoir par son
métier même, triomphent. Obligent à des ajustements permanents.
On retrouve dans
les actions violentes ou impulsives filmées avec retenue ou d’une
caméra réservée, avec des alternances de silences et de musique au
rythme contrastant avec la nature des actes présentés, cette
tension entre méthode et désordre annoncée par les plans d’avant
générique. Et cela, jusque dans l’opposition entre les
protagonistes mâles : un acteur suicidaire, un tueur à gages,
le premier usurpant l’identité du second, le second affichant des
qualité de sang-froid, de rigueur, un souci de propreté que ne
désavouerait pas l’héroïne !
Pour l’acteur
plutôt chômeur qu’est Takeshi Sakurai, l’adoption de l’identité
du « gangster » Shinichiro Yamazaki, suite à un acte inspiré par
les circonstances ( et non à un plan prémédité ), constitue un
rôle contraire à sa « nature » : aussi cela introduit-il, en
plus d’une dimension comique, porteuse de quiproquos, une tension
qui paraît bien être le moteur de l’esthétique du cinéaste.
En effet, d’autant
plus stable la caméra qu’elle mettra en évidence le jeu de
l’instable ; d’autant plus familier et fidèlement
enregistré le décor, qu’il fera rejaillir l’inventivité du
réel, on pourrait presque dire, en l’anthropomorphisant, son
intention de se moquer de nos « planifictions »… Tati, encore
lui ! pointe le nez dans une ambiance de polar… Ou le Ozu du
temps du muet…
Kenji Uchida
restera-t-il jusqu’à la fin attentif à ménager ce contraste
entre le classicisme de la forme et la folie des actes des
personnages, entre le désir articulé par chacun et la résistance
du réel à se conformer à son projet ?
Pari tenu !
Sur le plan du
scénario, le récit surprend, mais chaque fois respecte l’intérêt
que nous portons au personnages et à leur quête : jamais il ne
s’agit de simplement défier notre sagacité, de créer un effet de
surprise. Même le happy end attendu étonne, d’abord par le retour
d’une allusion sonore qui introduit une dimension comique au moment
où l’héroïne connaît une épiphanie, puis, par l’attention
que nous sommes invités à porter à un personnage plus secondaire
qui prend de l’intensité… en ayant ainsi le « son » de la fin.
Il arrive que le cinéaste joue avec
notre sagacité, mais moins pour rivaliser avec Conan Doyle que pour
nous mettre face à notre propension à cataloguer les êtres d’après
les premières impressions que nous avons.
Au plan formel, on
appréciera le contraste entre les logis des deux héros. Les lieux
d’ailleurs ne nous livrent pas instantanément tous les secrets de
leurs hôtes. Qui plus est, des teintes aux costumes, des attitudes
des personnages à leur vocabulaire, tout contribue à faire de
l’expression « jouer sa vie » à la fois le résumé des risques
encourus par les protagonistes et un commentaire sur les rapports
entre tueur à gages et comédien ! Bien que le dialogue ne
s’appuie pas sur l’homophonie entre yakuza ( gangster ) et
yakusha ( acteur ), une part du dialogue et de l’action
comme des circonstances, à commencer par la cause de l’arrêt du
trafic qui entraînera la visite au bain du yakuza, fait que
commentaire sur art du comédien et déroulement de l’intrigue
s’éclairent mutuellement. The Garden of Words et Helter
Skelter procèdent de même. Ici, Kenji Uchida met en scène la
manière dont, se mettre dans la peau des autres, c’est se
découvrir et se définir soi.
On retrouve donc
la nécessité de reconnaître la singularité d’autrui et de voir
la sienne acceptée. Ninagawa rappelait que l’être humain est une
mécanique de désirs : la possibilité de donner une chance à
ce besoin de reconnaissance trouve son rythme le plus équilibré
dans le film d’Uchida. Sourires fréquents, rires parfois, et des
moments de larmes, oui, lors même que la voix venue d’outre
tombe, sous la pression du sentiment d’urgence, dit ce qu’on n’a
su exprimer. Le titre, « La méthode du voleur ( à la, de la ) clef
», indique assez et simultanément de quelles peurs la planification
est le garde-fou, de quelle détermination celui qui se résout à se
définir peut arriver à se découvrir capable, au moment même où
il enveloppe autrui de reconnaissance. Ainsi Uchida nous livre-t-il
son art de vivre sur un ton amusé, compatissant, en tenant en
réserve toute tentation de formalisme, sauf pour nous prévenir de
dramatiser.
Kotonoha no Niwa de Makoto Shinkai
Le film
d’animation The Garden of Words devrait plaire aux lecteurs
de Gabrielle Roy, en particulier de ceux qui se souviennent du
Médéric de Ces enfants de ma vie… On retrouve de la
romancière ce sens des moments d’épiphanies, suggéré par les
notations de paysages. Epiphanie de la beauté des êtres, par
exemple, celle de l’eau : rû, goutte, flaque, étang, chute,
eau variée dans le dessin qui la traduit autant que dans les
sonorités qui jaillissent de son débit, de sa course, selon les
saisons et les lieux. Épiphanie de la culture des mots : un
tanka, citation d’abord non reconnue, relevant du bagage
scolaire auquel l’adolescent, notre narrateur, échappe au profit
de la contemplation des nuages. Mais voici que cette Yukino
rencontrée les jours de pluie, qui lui cite ce poème, l’envoûte.
Ni son âge, ni même son nom ne nous sont d’abord donnés, et nous
les apprenons dans l’ordre où il les a connus. Et quand il
découvre de quel harcèlement elle a été victime, de quelles
rumeurs et jeux cruels des mots, il comprend son silence, et trouve
dans un manuel le tanka frère du poème cité par Yukino,
réponse d’un poète à une poétesse. Et ainsi le savoir scolaire
devient-il culture, se lie-t-il à la trame de ses émotions, mieux :
de sa pensée.
Surprise des
mots : soudain le je est celui, non entendu du héros, de
l’héroïne, dont nous sommes auditeurs privilégiés. Et lorsque
nous revenons au je du jeune homme, sa voix trahit déjà la
complexité de ce qu’il éprouve. Les deux personnages au je
secret, à nous audible, rappellent le poids des mots, celui du
moment de l’énonciation, celui qu’ils prennent à la
remémoration, en résonances nouvelles.
Mots pour quoi ?
Dire la singularité des odeurs et des goûts, ce qu’a de distincte
la perception de chacun. Au son, ici l’expression de la colère
devant l’amour refusé ou, en appui à la violence visuelle d’un
duel où les corps de meurtrissent, celle des cris et des bruits des
coups.
Et ces rumeurs
aussi mortelles que des poings. Ce que montre l’image ? À
elle le soin d’opposer à l’éphémère tendre des plantes ou des
oiseaux, la surface métallique, dure, des rames de train, le visage
impassible des voyageurs. À elle aussi, de donner à rêver à ce
qu’inspire la fluidité des éléments, mais aussi des traits, la
parenté entre écriture et dessin, les vapeurs de la soupe et la
douceur et la dureté de l’eau.
Très
explicitement se retrouve notre thème : nous avons un rêve,
avons-nous assez confiance en nous pour le réaliser, nous
accorde-t-on, existe-t-il une personne au moins qui nous accorde le
crédit de pouvoir l’atteindre ? Autant le jeune garçon
veut-il, par la création de souliers, donner désir de marcher à
qui l’aurait perdu ou hésiterait, autant est-ce à marcher
lui-même que l’accueil d’autrui l’invitera.
Dommage que
Shinkai n’ait pas réservé au seul générique de fin les paroles
d’une chanson qui simplifient son propos en le résumant : par
là il se tient dans la tradition du film sentimental des années
soixante-dix, avec son récapitulatif, comme un clip dans le film.
Heureusement, l’après-générique
nous montre l’eau sous une autre de ses métamorphoses, celle même
que le prénom de l’héroïne annonçait et aussi, ce silence
glacial où, lors même qu’elle se montrait pourtant si attentive
aux propos du jeune homme, elle se cantonnait, gelant sa propre
puissance de métamorphoses.
Minasan, Sayonara de Yoshihiro Nakamura
See You
Tomorrow, Everyone s’ouvre sur les images et le son d’un
reportage promotionnel pour vanter un nouveau développement. Satoru
Watarai, enfant du quartier, se jure de n’en jamais sortir.
Décision d’un humaniste précoce, par ses commentaires et son
attention à ses proches ? Satoru Watarai attire l’attention
sur l’ignorance où nous restons de nos proches, sur le bonheur
accessible à quiconque sait prendre le temps d’écouter, comme le
cinéaste nous le donne à entendre par une bande sonore
minimaliste : chant d’un oiseau, souffle d’une respiration,
halètement d’un pleur, éclat d’un rire, tintement d’une
clochette que le vent agite, promue au rang de moyen de
communication. Et bruit distant d’un train, qui surprend quelqu’un
du même quartier et qui, de chez elle, ne l’entend pas : il y
aurait donc tant de diversités même en un petit espace de terrain ?
Notons que
l’enfant qui décide de pratiquer l’école buissonnière et de
protéger, en patrouille quotidienne, ses anciens camarades de classe
se soumet à une discipline personnelle digne de celle du tueur à
gages du film d’Uchida. Comme ce dernier, Nakamura sait aussi faire
appel à ce que nous tenons de peurs refoulées, en passant, par son
ton feutré, de l’habile jeu de l’observation, au comique, à
l’irruption finale d’une scène de combat, au moment décisif de
libération de Watarai.
Au passage des ans
et des gens, le cinéaste évoque avec sympathie, tact et humour, la
peur de passer pour fou, le fait de l’être, la tension entre
volonté et capacité du corps, la découverte des résonances de
l’érotisme. Par contraste avec d’autres films ici recensés, le
cinéaste signale l’ouverture à l’expérimentation des
personnages et protège la pudeur des acteurs qui tiennent leur rôle.
De notre manière de faire l’amour à celle de nous vêtir, nous
prenons la mesure de l’influence des autres, selon le prix que nous
leur accordons.
Au documentaire
promotionnel succéderont des extraits de plusieurs formes de
représentation et d’exploration cinématographique de la vie
humaine : un reportage sur un créateur de discipline de karaté
devient occasion de rappeler la fonction de l’image comme modèle,
catalyseur, un autre sur un événement qui est à l’origine, tenue
secrète, de la résolution du héros, renverse la perspective que
nous croyions définitivement assurée des motifs du héros.
Ainsi le cinéaste
trouve-t-il les marques de son style, qui emprunte à ces diverses
formes de rendus de la réalité pour créer une fiction où les
plans rapprochés méritent leur nom, en nous tenant près de
l’honnêteté du héros. Du moins si l’honnêteté consiste à
dire ce que l’on pense. Ce que la narration laisse entendre être
une définition bien incomplète : il arrive qu’on déguise en
acte de liberté le fruit d’une peur, d’un refus plutôt que d’un
choix !
Le réalisateur
reste discret dans le choix de ses moyens d’expression, mais sait
user à contre courant des ressources d’une contre plongée, par
exemple, grâce à une composition qui découpe le plan en lignes
brisées, qui viennent atténuer l’impression de contrôle de soi
ou des autres habituellement connotée par le choix de l’angle.
Sobre aussi le
choix des sonorités musicales, les mêmes en ouverture et fin du
film, alors que pourtant il n’y a pas, en ce cercle sonore, retour,
mais bien élan. Cette répétition devient signe d’un pas
succédant à un autre. Sortir de la peur ? Comment ? Par
une autre, celle qu’on éprouve pour quelqu’un et qu’on
surmonte parce que le désir de porter secours dépasse celui de se
protéger. Pourquoi ? Un livre, un manuscrit en fait, le journal
de la mère, l’explicitera. Ce livre, comme les derniers messages
adressés à Watarai par son patron, père substitut, symbolise donc
la parole de prix, le cri lancé par amour, c’est-à-dire la
confiance offerte à quoi l’on sait apeuré.
Ici aussi, la
sonnerie des fins de cours, la marche joyeuse à l’exotique
cornemuse soulignent, comme le fait Uchida, que la détermination
doit prendre corps en rythme. Ici aussi la rencontre avec autrui
pousse lentement vers la reconnaissance de ce qu’on redoute
d’affronter en soi.
Et ce destin si
bien interprété par un visage aux traits si caractéristiques, ce
passage par l’incarnation bien individualisée, dans un lieu, un
corps donnés, on nous rappelle par de grands ensembles qu’ils sont
liés à un quartier comme à une époque. Régulièrement des
sous-titres font le décompte des 107 finissants du cours primaire,
les copains dont Watarai se veut le gardien, qui restent encore dans
le quartier. Jusqu’à ce que dix-sept ans plus tard, il soit le
dernier à partir. Ainsi se trouve exprimée la trace laissée par
l’école primaire, les premiers acquis. Ainsi passons-nous de
projet–pilote de ville idéale, à la dégradation d’un quartier
aux rues commerciales abandonnées, aux maisons délabrés, aux
résidents venus de l’étranger : majoritaires, ils font de
Watarai un étrange étranger, chez lui ! Ainsi à travers le
seul destin de Satoru Watarai, le cinéaste donne-t-il une idée de
l’évolution économique et sociale du Japon des années
soixante-dix à quatre-vingt dix, de la prospérité à l’éclatement
de la bille économique.
Et rappelle ce
qu’on tient à y faire durer, à commencer par la capacité de
survivre au choc des désillusions pour rendre réels, fut-ce sous
une forme différente, ces diverses amours dont nos rêves sont
l’esquisse.
Le titre, première
réplique du film, en devient la dernière, et pas plus que le retour
des thèmes musicaux ne se comprend comme une redite, plutôt comme
une fidélité, une constante attention au devenir de ceux à qui
nous avons été liés : une confiance qu’il y aura bel et
bien un lendemain où nous aimerions pouvoir nous revoir…
Toshôkan Sensô de Shinsuke Sato
Pendant Library
Wars, j’avais l’impression de voir un des ces films que la
compagnie Toho lançait chaque année en août pour célébrer les
vertus militaires, avec un salut à la paix : le réalisme
voulait des hommes résolus. Prêts à risquer leur vie, à attaquer
aussi… La seule citation « littéraire » du film de Shinsuke Sato
renvoie à l’idéal de courage et de persévérance que soutiennent
ces productions : « Dans la difficulté, le courage ! »
Le personnage le plus résolu, le plus froid aussi, limite peau de
vache, opposé à un militaire plus compatissant, allait se révéler
le plus sensible, fiable et susceptible d’être l’incarnation de
l’homme aimé.
Distribué par la
Toho, le film de Shinsuke Sato apporte à ce schéma qu’il respecte
quant au sens, quelques retouches suffisantes pour compenser des
éléments plus conventionnels.
Éléments
conventionnels ? Outre les traits de scénario évoqués,
l’usage de la musique : les scènes où le héros risque sa
peau sont annoncées par une musique symphonique, en crescendo
et le recours à des percussions ; les retours en arrière
susceptibles d’éclairer la motivation des personnages sont
accompagnés, pour bien souligner leur vulnérabilité d’une
musique très douce, entre berceuse et ballade !
Ces retours en arrière explicitent ce
qui me semblait déjà parfaitement clair. Mon intérêt se trouve,
toutefois, maintenu par une attention à la composition visuelle,
toujours présente, il est vrai, en ce type de films, et qui demeure
sensible même en dvd : nul doute que, pour ceux et celles qui
ont pu y être, ce film d’action n’ait accru sa dimension
héroïque par la projection sur l’écran du cinéma Impérial, et
dans un cadre qui rappelle le goût du spectacle fastueux..
Le savoir-faire du
réalisateur et du scénariste introduit des éléments de scénario
innovateurs au milieu de quelques aspects difficiles à accepter.
Commençons par ceux-ci. D’abord, le clin d’œil à la
Constitution du Japon. Celle-ci autorise une armée d’autodéfense,
qui ne peut que riposter. Or Library Wars repose sur un
conflit entre milice anti-livre, allant jusqu’à une attaque
terroriste, et corps de défense des bibliothèques PUBLIQUES. Si le
clin d’œil est pertinent, la conciliation de ce corps
gouvernemental pro liberté de lecture et de ces troupes qui
s’appuient sur une étatique Proposition de Perfectionnement ( des
mœurs ) reste inexpliquée.
Point innovateur :
le renvoi implicite à des éléments de l’histoire récente du
Japon. À la référence au caractère exclusivement défensif de
l’armée japonaise, plus exactement nommée Corps d’autodéfense
( dans le film, aux gardiens du « corps de défense des
bibliothèques » il est interdit de tirer les premiers et pour
tuer ! ) se joint, en effet, le fait que les premiers soldats
japonais à être victimes depuis 1945 en sol étranger l’ont été,
en accord avec la Constitution, dans le cadre des forces de l’Onu,
soumises à de semblables restrictions dans leurs règles
d’engagement. Notons qu’en ce juillet 2013, le premier
ministre Abe annonce l’intention de revenir sur cet aspect de la
Constitution. Hayao Miyazaki est soumis au barrage de critiques de
l’ultra droite pour son film récent, portrait du créateur du
fameux Zéro, critique de l’esprit militariste ( si je me fie aux
commentaires, n’ayant pas encore vu le film ). Or le cinéaste
d’animation s’en prend ouvertement en ce 25 juillet, selon le
Japan Times, à l’intention du premier ministre et affirme
son soutien à cette clause de la Constitution. Qu’aurait-il fait
avec les prémisses de Library Wars ?
Par ailleurs, que
ce soit du Pakistan ou de l’Afghanistan, les journaux japonais
comme les nôtres rapportent des attaques d’écoles, en particulier
pour tenir les femmes loin d’elles, qui ne sont pas sans venir à
l’esprit lors de la scène de l’attentat d’Hino, en ce Japon
qui aurait eu une autre évolution que celui qu’on connaît.
C’est dire
combien la dystopie a des résonances bien actuelles !
Ajoutons, sur le
mode de l’effleurement plus que de l’approfondissement, le court
débat entre les deux héros du film de Shinsuke Sato sur la
différence entre poursuite de la Justice et respect des règles. Ou
encore, sur ce parallèle entre ce qui fait une bonne fiction ET une
bonne armée : la présence de personnages aux qualités
opposées, aussi variés que le vêtement est … uniforme !
Sato pose
également le problème de l’efficacité d’une intervention qui
se veut plus angélique que celle d’adversaires résolus à tuer. (
À partir de maintenant, notons qu’il m’est difficile de faire
comprendre ma réaction sans recourir à des exemples susceptibles
d’enlever du plaisir à ceux qui n’auraient pas encore vu ce
film. )
À deux reprises, l’héroïne sera
confrontée à une ruse du « Mal » : la leçon apprise de la
première rencontre ne restera pas oubliée. Par ailleurs, des
répliques comme « Le combat n’est pas un sport » ou encore « Ça
prend un plus fou pour venir à bout d’un fou » et le succès de
ceux qui les profèrent laissent entendre que le réalisateur n’est
pas loin de leur donner raison. En cela, il se situe bien dans la
lignée des films dont je parlais.
Il innove aussi
par l’importance du rôle de la soldate, l’observation de
l’évolution de ses rapports avec un chef qu’elle trouve
insupportable ( et c’est réciproque, semble-t-il, mais… ) :
si l’on s’attend à un peu de mystère dans l’évolution de
cette relation, on risque d’être déçu, tant les retours en
arrière, aussi bien que les informations livrées aux spectateur,
mais que semble ignorer l’héroïne, rendent l’issue de cette
rencontre prévisible.
Toutefois, il faut accorder ce mérite
au réalisateur que les étapes de cette évolution conservent de
l’intérêt, en bonne partie grâce à une direction d’acteurs (
dans le ton comme dans les gestes ) juste.
Mais à cela aussi
les films susdits de la Toho n’ont jamais manqué.
L’originalité
ici est de rendre égaux les personnages masculin et féminin du
couple, égaux dans l’importance, égaux dans la crise à
surmonter, la contradiction interne à dominer. Seule la femme semble
toutefois ne pas comprendre que son prince charmant la côtoie. En
revanche, le fait qu’elle se déclare devant lui à son insu
devient amusant, et le jeu des humeurs reste attachant.
Si la bande sonore
demeure dans le ton du genre plutôt qu’elle ne me paraît
réinventée, la façon dont le réalisateur tire un récit qui
paraît ressembler à Fahrenheit 451 du côté plutôt de Moi,
robot d’Asimov est fort ingénieuse. Car des deux termes du
titre, c’est bien la guerre qui est le sujet principal, les
bibliothèques servant d’enjeu. Et comme dans le Asimov, c’est
bien plus la façon dont les guerriers se tireront d’affaires sans
trahir leurs commandements, qui anime le scénario.
Sans doute les
premiers gros plans sont-ils réservés à des livres. Sans doute
l’héroïne est-elle encore touchée du geste affectueux dont un
membre du corps de défense des bibliothèques l’a enveloppée en
lui permettant de conserver un livre. Sans doute fait-elle allusion
au contenu féérique de ce livre, et donc défend-elle la nécessité
d’accéder à l’imaginaire. Sans doute enfin, elle et son amie,
puis le directeur de la bibliothèque ( celui-ci aux trois-quarts du
film, à l’occasion d’un discours funèbre, notons-le )
rappellent-ils l’importance de l’histoire, de l’accès libre
aux idées, de la défense des droits du lecteur. D’ailleurs les
premiers mots vus sont les commandements qui dictent la conduite des
gardiens de la liberté de lire.
Mais que le film
tire son intérêt plutôt de l’intrigue à la Asimov que de
l’interrogation de Bradbury, cela se constate au traitement visuel.
Si les gros plans
de livres ouvrent le récit, on notera d’une part qu’ils sont
suivis de près de gros plans d’armes, et qu’un même mouvement
de caméra longe les rayons de la bibliothèque et le corps des
gardiens au garde-à-vous. Contre plongées d’hélicos, plans
d’armes l’emportent bientôt en quantité ou durée sur ceux des
livres. Lorsque les mots occupent le champ de l’écran, ce sont
soit sous forme d’éditoriaux, soit de code d’accès ( donc de
sécurité ), soit de formulaire ( donc de « discipline »
administrative ). Le plus parlant est celui d’une amulette,
censément susceptible de préserver son porteur : en plan plus
éloigné, mais sans humain dans le champ, en sorte qu’il se
détache des autres objets, on le revoit ensanglanté, et on peut
penser que les mots sont de peu de poids face aux balles.
Enfin, au métal
des armes s’oppose la fragilité du papier, si aisé à brûler :
touche innovatrice de Sato, l’attention portée au support
informatique, aisé à effacer. On retrouve là son souci de montrer
que le monde de l’image et celui des mots sont bien également
menacés, sont aussi en interaction.
Les programmeurs
de Fantasia ont dû souscrire à cette réplique où un des gardiens
des librairies s’insurgent contre le simplisme qui consiste à
rendre les histoires d’horreur responsables des crimes de la
jeunesse. Porno, violence, horreur, en mots, et, notons–le, en
images, quelle influence ont-ils ? Le film n’explore pas la
question. Il la soulève pour passer à l’affirmation que l’absurde
est d’y voir une cause simple et ultime de violence, que c’est là
refuser de s’attaquer aux vrais problèmes : lesquels ?
Le film n’en fait pas état.
Par ailleurs,
l’entraînement des gardiens est bien militaire plutôt
qu’intellectuel : il ne s’agit pas de la façon dont on
forme l’esprit critique ou le courage intellectuel, ce n’est pas
pour un contresens de lecture que la recrue est rabrouée, mais bien
parce qu’elle ne sait atteindre au tir la cible ! Et la
rapidité de ses réflexes la rendra acceptable à ceux de ses
collègues masculins qui la trouvaient gauche, un poids pour la
troupe. Il s’agit donc bien d’un film de guerre, où l’on se
voit rappeler que pour défendre la liberté, il ne suffit pas de
lutter avec les mots.
Si le scénario et
surtout les dialogues soulèvent bien des points intéressants, la
facture visuelle du film, le temps accordé aux scènes de combat,
les conventions narratives susdites, l’importance des plans de
foule avec boucliers ou d’hommes en uniformes relèvent davantage
du jeu video shoot them up que de la fable politique.
Au crédit du
récit, mettons aussi le fait d’avoir réussi à intégrer au film
de guerre la question de l’existence de rapports amoureux dans une
armée où la mixité est possible et à peindre ces situations
contradictoires où peuvent se trouver supérieur et inférieur au
plan hiérarchique, quand ils se veulent égaux comme êtres humains.
Et amoureux !
Ariane plus que
Thésée serait ici le moteur du récit ; le scénario
renouvelle la figure du prince charmant en affirmant simultanément
sa pérennité, et rejoint les œuvres précédemment commentées car
il pose la question de savoir comment, à quelles conditions et
pourquoi rester fidèle toute une vie à une intuition qu’on a à
l’adolescence.
Fune
wo Amu de Yuya Ishii
Avec The Great
Passage, nous sommes au cœur de la part prise par les mots dans
notre danse avec le quotidien. Le titre japonais, littéralement «
tricoter un bateau », semble incongru ; il exprime assez bien
le processus de création de création du dictionnaire, comme
vaisseau pour traverser la mer d’incompréhension ou d’ignorance
qui nous sépare de nos semblables.
En effet, une
équipe éditoriale se propose la rédaction d’un dictionnaire qui
aura une saveur unique. À une égale singularité sera d’ailleurs
invité le jeune Majime, si impropre à la communication, si étrange
aux yeux des autres, mais si amoureux des mots. Son rival, Nishioka,
si sociable, expert en communication, dirait-on volontiers ici,
préfère la variété, est mordu de technologies de communication
modernes.
On a donc une
opposition semblable à celle du film précédent, celle de deux
personnes engagées côte à côte dans l’atteinte d’un objectif
commun. Et si le sort des amours de chacun est sans surprise non plus
dans son terme, si même certains éléments contrariants paraissent
annoncés, ce sera, ici avec une telle discrétion et une telle
harmonie avec l’esthétique globale du film qu’on y verra plus un
consentement au rythme de la vie que le fruit du respect de rituels
de narration.
C’est que les
mots ne sont pas prétexte ou enjeu simplement. Majime a,
effectivement, à faire l’expérience des paradoxes de la
communication verbale : l’incapacité de parler peut rejoindre
le « trop bien s’exprimer » pour rendre le locuteur
incompréhensible à son destinataire. Et l’intérêt pour un
projet peut susciter notre curiosité pour mille autres domaines, dès
lors qu’on écoute chacun en ce qui le passionne. Aussi le
spectateur découvre-t-il aussi bien les rouages de la fabrication
intellectuelle et physique d’un dictionnaire que les arcanes de la
cuisine. Le bon artisan va des choses aux mots, l’ignorant opère
le parcours inverse, s’il s’intéresse aux gens.
Sincérité,
dévotion à l’atteinte de son but sont des notions qui ne
dépareraient pas non plus le film précédent. Même le mot à
propos duquel on teste la capacité de la recrue Mijima d’intégrer
l’équipe résonne comme approprié : droit ( comme dans bras
droit, droite, etc… )
Aux éléments scénaristiques dont le
terme ne surprend pas, ajoutons l’usage du piano, une fois, pour
amplifier ce que l’image exprimait déjà avec force.
Mais le plus
souvent le piano introduit une note douce et affectueuse à une scène
où autre chose que ces qualités semble en jeu ; interviennent
aussi des moments de brefs silences, ou de bruits seuls retenus,
comme de lame qu’on aiguise, voire celui, sur fond noir, en
ouverture, de la mer, alors que la première image montre
gratte-ciels d’où s’échappent des sons de klaxons. La mer, qu’à
la toute fin on verra, et d’un point de vue préparé par un
personnage…
La mer qui
enveloppe tout être, appelée à survivre aux hommes et à leurs
traces, gratte-ciels… ou livres qu’on voit souvent, empilés,
gratte-ciels eux-mêmes.
« La mer, la mer,
toujours recommencée/O récompense après une pensée/Qu'un long
regard sur le calme des dieux!» écrit Valéry dans « Le Cimetière
marin », d’une manière que ne désavouerait point un Majime
shintoïste…
Distribué par la
Shochiku, le film évoque les films de cette compagnie sur le milieu
ouvrier ou de la petite bourgeoisie, souvent axés sur le personnage
de la mère, ciblant un public féminin, plus fidèle « aux films de
la Shochiku » qu’au réalisateur, fussent-ils Ozu ou Kinoshita ;
il rappelle aussi les œuvres de Yoji Yamada, et se distingue par là
des productions de la Toho susdites.
Le lien à Yamada
ne provient pas seulement du nom du chat de Majime, emprunté au
personnage clef d’une série de plus de quarante épisodes !
mais aussi de cette sensibilité au thème de la communication, de
cette attention à mettre en scène une bonne volonté, maladroite,
sincère. Cela s’exprime par des gros plans de mots, plans qui
témoignent non seulement de leur rôle défensif ou sécuritaire,
comme dans le film précédent, mais surtout de leur puissance de
communication. En soi, n’impliquent-ils pas symbolique expression
du désir de toucher, de donner à autrui une place, de l’inviter
dans notre sphère ?
Pinceau, touches
de claviers, lettres peintes ou dessinées ou imprimées, sensuelles
à l’œil, comme le toucher du papier que l’on effleure du doigt,
panneaux de signalisation disant l’interdit, certes, mais aussi
affiches de restaurants et commerces invitant à ce que ce dernier
terme suggère de plus vaste que sa simple dimension monétaire. Le
regard du cinéaste attire l’attention du nôtre sur la place des
mots, leur insuffisance ou les occasions de malentendu, leur
évolution et leur disparition, la nécessité où ils placent les
rédacteurs de dictionnaire d’être, non pas à l’affût des
mots, mais des actions, inventions, réalités qu’ils ont pour fin
de désigner.
À la Yamada
aussi, ces touches d’humour, avec quiproquos ( voir la scène où
les rédacteurs s’instruisent des nouveaux mots au restaurant de
fast-food), cette attention à filmer en plans qui laissent exister
le décor des meubles en bois sombre, des livres de même matière
puisque de papier, le tout, résidence tenue par une vieille dame
sortie d’un film d’Ozu. Mais du romancier Tanizaki, on n’aura
pas la sensualité sourde, seulement cette affection pour la lumière
tamisée… En contraste avec elle, surexposée, celle qui attend
Majime au bout du corridor où il va rencontrer son mentor, et cela
suffit pour nous dire l’essentiel. Car d’ellipses, Ishii sait
utiliser, pour signaler l’indicible.
Le cinéaste joue
avec la durée des plans de façon à donner le primat tantôt aux
gestes, tantôt aux objets, tantôt au dialogue, il orchestre ce
va-et-vient de la caméra en des lieux où le visiteur inopiné
n’aurait vu qu’absence d’action : les mouvements de caméra
donnent corps aux rythmes intérieurs dont doivent être pris les
personnages aux visages impassibles, concentrés sur leur travail.
Pudeur, non
seulement dans l’expression du rapport amoureux ( l’érotisme
tient à un gros plan, écho à la tradition picturale, de la nuque
de l’aimée), mais surtout dans les moments où par le dialogue les
personnages expriment peur, inquiétude : alors la caméra se
tient loin… au moment même de l’aveu. Parfois, la disposition
des objets ou le jeu de la lumière découpent un cadre dans le
cadre, focalisent notre attention. Mais la rareté des gros plans
assurent qu’on saisit toujours le singulier au milieu du collectif.
La réalisation du dictionnaire est, en effet, œuvre collective et
l’âme d’un projet ne saurait, seule, lui donner corps.
Ainsi chacun se
verra-t-il confier les définitions des mots relatifs au domaine
qu’on lui sait cher dans son quotidien ou son expérience. Même si
cela se fait dans la taquinerie…
Tout en nuances, donc, ce récit. Et si
la narration se défend elle-même de donner un nom si programmé au
héros ( Majime signifie sérieux ), c’est que le rythme du conte
merveilleux, inspire le cinéaste. Deux rêves impliquent de l’eau
et suggèrent ce désir et besoin de fluidité, et les risques
afférents. Mais surtout le nom de la dame qui tient la résidence,
Take, renvoie à bambou, certes, mais aussi à un conte, Taketori
monogatari, où une princesse aurait été autrefois trouvée
dans un tel arbre. Qui plus est, comment s’appelle la princesse
venue de la lune ? Kaguya, prénom de la petite-fille de Take,
l’aimée de Majime.
Apparue un soir de
lune…
Tora-san au bras…
Ainsi le cinéaste
signale-t-il sa filiation de conteur…
Plus élégiaque
que tragique, plus proche de la ballade que de l’épopée ( et
pourtant le récit couvre quinze ans, le vieillissement, la mort, le
renouvellement des gens ), j’ai préféré ce film au précédent,
et pas seulement parce que je préfère les livres aux armes,. J’y
ai reconnu un portrait tendre du courage intellectuel, de celui aussi
de savoir s’excuser ou se donner à l’ouvrage, non par esprit de
soumission, non par peur, mais par souci d’autrui, par conviction
que tous nos rapports se fondent sur la confiance donnée ( qu’on
donne, qu’on nous donne ). Dire merci, reconnaître, quel que soit
son poste, son erreur ne prennent sens, suggère Ishii, que selon
l’esprit dans lequel ces actes sont posés.
Le titre anglais,
qui est celui du dictionnaire projeté, résume à lui seul aussi
bien la fonction du livre en général que l’idée que le cinéaste
se sent capable de faire partager quant au rythme de la vie. L’idée
de persévérance et celle de relais viennent à l’esprit, relais
par transmission des savoirs, non par copie seulement, mais
ajustement à ce que chacun a de singulier. Tout en prenant en compte
l’éphémérité de l’existence, les films de la Shochiku
défendait ces vertus, en ces lendemains de guerre perdue, comme pour
se refuser au visage désespérant que le quotidien, du marché noir
à l’Occupation, montrait.
Contre cet esprit,
faut-il le rappeler, la nouvelle vague japonaise, issue d’anciens
de Shochiku comme Oshima et Imamura, allait se dresser, pour rappeler
sans doute comment les pouvoirs en place masquaient leurs motifs
réels derrière cet appel aux bons sentiments. Il n’y a, pas plus
alors que maintenant, une seule façon d’être Japonais, une seule
voix à se donner à entendre. Et celle de Yuya Ishii permet de
prendre en compte une part du réel, Takashi Ishii une autre !
L’homophonie des noms, la différence des prénoms deviennent de
justes symboles du jeu du semblable et du différent !
Sans doute le film
ne se hisse-t-il pas au point, où, par un usage de ce que le cinéma
peut en propre, il tricoterait images et sons de manière à donner
corps aux rythmes en jeu en nous, dès lors que nous nous confions
aux mots. Mais il en vient près, en nous laissant soupçonner celui
qui anime les personnages, et en ouvrant par les ellipses la
possibilité que se manifeste notre propre intuition.
En cette époque
où l’on insiste sur l’immédiateté et le rendement à court
terme, Yuya Ishii nous rend crédible la maturation de Majime et le
bonheur qu’il peut prendre à poursuivre un même objectif tant de
temps : c’est que la variété s’impose, n’a pas à être
cherchée, s’impose tellement qu’elle entraîne la nécessité
d’une méthode, portée par le désir et, en retour, rendant réel
son accomplissement : en font foi tous ces plans sur les étapes
de recherches et de fabrications, si exigeantes pour le corps.
Car on n’y
échappe pas : le corps participe de la vie intellectuelle. Si
les mouvements de caméra, en lieux où les gens ne bougent pas, nous
le laissent sentir, on nous montre aussi l’effet de la
concentration de la pensée sur la posture, le sommeil. Tout comme ce
qui semblait hors des intérêts du héros, par exemple les couteaux,
entre dans son champ de curiosité sous l’action conjuguée de
l’intérêt pour la personne qui en parle et de l’occasion
d’enrichir son lexique, la nourriture spirituelle proposée
requiert des êtres qui l’assurent une nourriture bien matérielle.
Et le soin visuel, olfactif, qu’on apporte aux mets vaut bien celui
du lexicologue à définir le sens des termes.
Le film cueille
des images et des sons et les assemble de manière, tribut payé au
larmes enfouies, à ce qu’un sourire me vienne, et le désir de
bien faire, à mon tour, à mon échelle.
No comments:
Post a Comment