Friday, October 19, 2012

Les jeux de la mémoire et de l’oubli : le Japon au FNCM 2012

  (Sennen no yuraku, Koji Wakamatsu (1936-2012)

Par Claude R. Blouin

Le festival du nouveau cinéma de Montréal, dans son édition de 2012, réserve une place de choix au cinéma japonais : six longs métrages et un court, récents, dix dans le cadre de la rétrospective Nikkatsu, compagnie qui fête cette année les cent ans de sa création. Le compte-rendu portera d’abord sur deux des œuvres récentes, puis sur deux de celles de la Nikkatsu.
Sans que cela ne préjuge de la qualité des œuvres au regard de l’histoire du cinéma et de votre propre goût ! je dirai que, par rapport à ce qu’il m’oblige à réviser de mes convictions et habitudes, le film de Yûzô Kawashima constitue mon coup de coeur, celui dont j’attendais d’ailleurs le moins cet effet ! Les deux premiers me poussent plus avant dans des directions déjà recherchées, le Makino m’étonne et amuse, mais le Kawashima m’oblige à prendre en compte ce qu’il m’est le plus difficile à vivre.


Kibô no kuni de Sion Sono

Land of Hope constitue un écart avec les précédents Guilty of romance et Suicide club de Sion Sono. Le récit tire cette fois ses origines du besoin de revenir sur une triple catastrophe : tremblement de terre, tsunami, explosion des réacteurs de Fukushima. Les scènes où une jeune femme défie les ordres du gouvernement, franchit le périmètre de sécurité et parcourt sa ville natale, réduite à des débris, a été filmée sur des lieux dévastés par les deux premières tragédies. Mais cette fois, contrairement aux films susdits, la situation extrême où est précipité le personnage n’est pas due à son propre vouloir, au besoin, si souvent autodestructeur, de mettre de l’intensité dans sa vie. La nature elle-même rappelle par sa violence indifférente le prix de ce qu’elle offre.
Le lecteur du riche Archipel des séismes, recueil d’essais et de textes d’écrivains japonais, paru chez Picquier, retrouvera l’éventail des réactions qui n’ont pas finies, comme des répliques d’un séisme, de secouer la conscience des Japonais. Oubli, colère, déracinement pourraient les résumer.
En effet, d’un côté il y a le désir d’échapper au souvenir des évènements : retour des mêmes émissions de variétés, se voulant loufoques, invitation des animateurs et commentateurs à « être positif », à fuir le ressassement, et, dans le pire des cas, réactions de peur face aux rescapés des dégâts de la centrale nucléaire, peur d’en être contaminés, peur aussi de vivre dans le rappel permanent de la menace. Il faut dire que la situation évoquée est fictive : il s’agit non de Fukushima, mais d’une autre centrale. Les réactions observées dans le cas historique se reproduisent dans le cas fictif.
D’un autre côté, il y a ceux qui, comme le vieillard dès l’origine hostile à la construction des réacteurs, dénoncent le silence des autorités, et, quand elles parlent, leurs litotes et leurs mensonges. Colère donc devant cette ligne imaginaire rendue concrète par le fil jaune marqué de l’interdiction de passer, fil censé garantir qu’en deçà on est en sécurité, au-delà en danger ! Silence des médecins sur l’évolution des cas de radiations.
Les sous-titres ne donnent pas toute la mesure d’une colère qui rejoint celle de la chanson finale du film de Wakamatsu, mais ici s’adresse en japonais au kuni, au pays, à la notion de communauté ! De lieu de solidarité, elle peut en effet devenir lieu d’oppression, de conformisme, tant l’être humain navigue entre des peurs qui le tireraient vers des positions antithétiques : peur de la peur, peur des radiations, toutes deux avatars de la peur de mourir en dehors de sa volonté.
Colère donc contre les autorités, mais aussi contre ceux-là qui vous trouvent fous, comme on le fait d’Izumi, la bru du vieillard, si vous manifestez, par l’accumulation de lectures, puis de précautions prises, votre phobie des radiations. Car si phobie il y a, elle a une face inverse, et très grave : le refus de savoir.
Déracinement enfin : ces maisons abandonnées, ces arbres plantées par les ancêtres, moins occasions de souvenirs que signes d’enracinement, ces constructions qui étaient là avant notre naissance et semblaient éternelles, tout cela réduit à rien, pourquoi continuer ? Peut-on aller ailleurs ? Et à partir d’où la trouvera-t-on cette sécurité, devenue utopie plus inaccessible que celle qu’on rêve pour la société ?
En inventant une situation qui répète celle de Fukushima, Sono souligne que son propos n’est pas tant la triple tragédie que le rapport de l’être humain avec ses expériences : qu’en apprend-il ? En tient-il compte ? La pensée magique n’ordonnerait-elle pas le cours réel de nos pensées, lors même qu’elle se pare d’objectivité ? Ne prenons-nous pas trop facilement pour acquise la répétition, cette routine que nous faisons mine de vouloir fuir ?
Sans doute les propos du vieil homme qui choisit, en dépit des ordres reçus, de rester dans sa maison, car il est trop vieux pour se soucier des effets de la radiation, sont-ils en rapport avec l’accident nucléaire. Mais la vie serait-elle restée inchangée, le sort de sa femme aimée, sénile, sujette à des oublis justement, ne l’aurait-il pas incité à choisir comme il fera ? Sono aborde ici le sujet du vieillissement au Japon, de la liberté de choisir sa solution de sortie, et par là, suggère comment la réaction à un évènement s’enrichit de celle qu’on cherche à un autre.
Si le spectateur était tenté de voir dans l’âge le motif de cet entêtement, il se verrait opposer cette jeune femme qui tient à revenir sur les lieux du désastre, comme pour se convaincre de la réalité de ce qui lui reste : sa seule vie, et l’affection de son compagnon.
Ce dédoublement du vieux en jeune se retrouve en celui du même vieillard avec sa bru : ils s’opposent par leurs décisions, mais se ressemblent par le fait de leur détermination et s’estiment de savoir que chacun a des motifs bien fondés d’aller dans une voie, en apparence contraire.
L’opposition père-fils renouvelle cet aspect gémellaire des personnages, l’un et l’autre sont attachés au lieu. Mais voilà, va naître un enfant, ignorant de ce lieu, et pour lui, il n’est que mortel, il n’a pas les vertus fécondatrices qu’il possède pour ceux qui y ont grandi, nonobstant les radiations. Pour vivre, il faut fuir cela même qui donne au vieux le goût de persévérer.
L’épouse oublieuse double ces citoyens qui veulent oublier. À ceci près, différence énorme, qu’elle oublie pour vrai, par usure du corps, alors que les autres le font par décision, délibérément et ainsi rejoignent au royaume de la phobie la bru !
Ces « doubles » font la complexité du récit, mais aussi sont un des facteurs qui peuvent expliquer l’impression de longueurs, de redites. Sono regrette de finir ses histoires, comme si jouer le jeu de la fiction était trahir la perpétuelle mouvance du réel, sa capacité à se retourner sans cesse. Il multiplie les fins… Comme si le réalisateur était à la dernière minute, le cas se voit chez Zeze aussi, saisi par la précarité des êtres et de ce que l’on peut en conclure.
Mais si ce film rompt avec la quête d’extrême des précédents récits de Sono, c’est que l’aventure et le risque sont cette fois imposés, non recherchés. Tout se passe comme si dans une société qui tient pour évident l’approvisionnement en nourriture et énergie, prétend donc important ce à quoi il n’attache pas de portée quand il s’agit de définir son bonheur, l’expérience de la rupture des vivres et de l’électricité rappelle soudain que nous n’avons su vivre spirituellement et sensuellement à la hauteur de la chance que nous avions de disposer facilement de ces ressources. Dès lors le nihilisme paraît aveuglement. Sono l’exprime par ses choix éditoriaux.
Voyez ces plans d’ouverture : lignes horizontales des plaines (plutôt rares au Japon), et des contours de toits des maisons traditionnelles, lignes verticales des arbres dans la scène où la joie s’exprime sur fond familier : cela même pourrait suggérer ennui ou dureté. Mais ici, le calme est apprécié par les personnages, reconnaissant du nécessaire disponible par leur travail attentif, amoureux. L’écran un instant noir, surtout la bande son introduisent l’intensité des contrastes. Dès lors, la bande son sera celle par quoi l’apparente familiarité, l’allure allant de soi des lieux les plus habituels, seront menacées. Grondements de tremblement de terre, vent, chansons associées à la fête des morts, dissonances traduiront la venue d’autres états de conscience.
Quand la vieille dame s’échappe enfin, à l’écoute des chants populaires de la fête de l’Obon, court y participer, quand le cinéaste détourne la métaphore verbale du pieu en objet concret symbolique des ambitions vampiriques du kuni (pays), quand toujours par la bande son l’univers rappelle sa complexité, nous sommes bien entre deux mondes, qui en font un, le nôtre au quotidien…
Ajoutez à cela, à la fin du film, la reprise de ce mouvement où le vieillard avance entre ses vaches, tandis que la caméra le garde dans le champ en reculant, voyez ce retour régulier d’un arbre sans feuilles au pied duquel la vieille dame soigne des fleurs de toutes les couleurs. Voyez même le seul très gros plan réservé à l’œil du vieillard, tandis que la bande son donne à entendre un grondement : le vieil homme l’entend-il ou n’est-ce que pressentiment ?
Le surréel est à nos portes, nous dit-on ainsi. D’ailleurs, la jeune femme et son copain qui errent dans la ville dévastée et rencontrent deux enfants, les ont-ils vus ou imaginés ? Mais s’ils reviennent, c’est bien parce que leur motto : un pas, un pas, un pas à la fois, fait écho au déroulement du scénario, et donc à ce qui me paraît le mouvement intime du cinéaste, à la fois avec ses certitudes, aussitôt limitées…
Ainsi la joie que les personnages antérieurs de Sono cherchaient dans l’intensité jusqu’à la douleur ou la mort, elle apparaît plus sûre ici dans l’affection conjugale, avec ses risques naturels, et dans la simple possibilité de pouvoir revoir, refaire, répéter…
On a vu cet arbre entouré de fleurs, il y a ces autres plantés par chacun des habitants de cette maison d’une génération à l’autre, et cela prend fin avec le vieillard… Mais cet arbre m’en rappelle un autre, celui de la version qu’Imamura a donné à La Ballade de Narayama, et de là, me voici à revisiter celle de Kinoshita. Sono ne nous aurait-il pas livré ici sa version du nécessaire adieu ?
Je regrette que son fils n’ait point eu l’éloquence de son père et d’Izumi, n’ait su dire au premier que le petit-fils avait besoin aussi, comme de son arbre à lui, de son grand-père. Même si cet argument ne pouvait convaincre un vieil homme aux opinions déjà tranchées, dont la résolution pourrait bien être antérieure à la triple tragédie, relever de celle-là qui est liée à notre condition d’être vivant, et que la vieille Oryu, du film de Wakamatsu dont l’analyse suit, tire la conséquence.
Pour ces deux cinéastes, la continuité, loin d’être source d’ennui, relève du miracle.
Une part de cette continuité réside dans celle de la tradition narrative, plus discrète chez Sono, mais aussi réelle. Bouddhisme, confucianisme, shintoïsme racontent la vie. Les indices de leur présence ne sont pas, contrairement au Wakamatsu, dans les rituels « officiels », mais dans les habitudes au quotidien. Sens de la précarité et culte des morts du premier, fermeté et affection paternelle, piété filiale pour le second, sens de la dépendance de tous les vivants entre eux et passage permanent entre les divers règnes du troisième trouvent constamment à s’exprimer. Même la tradition romanesque et théâtrale du shinju (double suicide des amants) trouve écho : qu’en aurait pensé Yûzô Kawashima ?
Sono manifestement a été secoué par l’expérience de Fukushima, au point plus nettement qu’avant de se dépouiller du nihilisme, de se laisser baigner de la douceur de pouvoir fréquenter une famille comme celle des héros ou de la jeune femme et de son futur. Gens de peu de mots qui en prennent d’autant de poids mesurent le prix de la qualité des gestes que l’on peut répéter, ceux qui font de soi un artisan, amoureux du travail bien fait et qui, de répondre à sa finalité, reçoit son supplément de grâce. Gens comme aime les évoquer le cinéaste et romancier Michel Régnier dont le dernier roman, 16 tableaux du mont Sakurajima, justement, s’achève sur les lieux du tsunami.
Rien, me rappelle Kibô no kuni, ne va de soi dans le plus répétitif et familier des gestes. Rien ne demande autant de vigilance et de sens du repos que la quête du nécessaire équilibre entre oubli et mémoire.


Sennen no yuraku de Koji Wakamatsu

Millenial rapture est l’adaptation d’une des œuvres les plus ambitieuses du roman de l’après-guerre, publiée en français sous le titre Mille ans de plaisirs. Kenji Nakajima a été mis à contribution souvent au cinéma, mais ce n’est pas sans appréhension que j’approchais de cette adaptation, car il s’agit de mon œuvre préférée du romancier, épopée des exclus, portrait d’une dame qui porte toute la mémoire de sa communauté. Le cinéaste Wakamatsu m’avait conquis avec son United Red Army, mais il n’en a pas toujours ainsi. Qu’allai-je trouver de l’impression que m’a laissée le roman, celle d’un fleuve en crue, bouillonnant de remous ?
Juste avant la projection du 17 octobre, on nous apprend la mort du cinéaste, la veille. Aussitôt les impressions reçues à la fin des années soixante surgissent : vigueur de la dénonciation de la droite et de l’impérialisme, parti-pris pour les démunis, constat de la supérieure énergie des femmes, tant dans leur capacité à aller outre la douleur pour s’émerveiller des beautés de la vie que dans l’appétit sexuel.
Or le roman de Nakajima donnait matière à toutes ses tendances. Et c’est bien ce que je découvrirai être la vision du cinéaste, dont le dernier film témoigne de ce qui chez lui furent des préoccupations constantes. Témoigne aussi du fait que les répétitions sont bien inhérentes à la vie, aussi létales puissent–elles s’avérer être : ne se promène-t-on pas dans nos habitudes comme les héros dans le dédale des escaliers, du labyrinthe de leur quartier de déshérités ?
Le personnage central est Oryu. Ayant perdu un enfant de deux ans, elle se fait accoucheuse, en dépit de son deuil, et du coup donne naissance à des générations, tandis que son mari, se faisant bonze, les accompagne dans la mort. Ainsi la femme hérite-t-elle de la fonction shintoïste de rappel de la dépendance à la nature, qui nous enveloppe, tandis que le mari incarne la tradition bouddhiste, son sens de l’éternelle roue du devenir, sa capacité de soutenir les vivants dans le deuil.
Face à eux, les hommes du clan des Nakamoto, noble, mais frappé d’une malédiction qu’Oryu voit liée au sang, les hommes du clan à la fatalité, le cinéaste à l’exclusion sociale héritée des ancêtres, et à la pauvreté qui s’ensuit, et à l’impérieuse tentation de recourir à l’illégalité pour subvenir à ses besoins…
Comme dans le film de Sono, l’attachement de Wakamatsu aux traditions n’exclut nullement la critique sévère du poids qu’elle peut exercer : ici, du fait de l’ exclusion, des inégalités sociales et économiques.
Les Nakamoto portent sur eux à jamais, dussent-ils faire mine de n’y pas croire, le prix des crimes de leurs ancêtres, auxquels ils finissent par ajouter les leurs.
Hanzo hait donc cette destinée, et pour cela fuit son enfant qui marque la poursuite d’un telle malédiction. Miyoshi se refuse à l’ennui d’un travail régulier, veut une vie de feu, et effectivement se consumera vite, sous les coups de violences recherchées, de paradis artificiels décevants, voire d’une sexualité dont la le destin veut que les mâles du clan maudit, par leur beauté, soient le catalyseur auprès de femmes incapables de leur résister. Mais le Wakamatsu qui filmait longuement les corps en rut, le fait, par comparaison, parcimonieusement ici, préfère s’attacher longuement à l’expression des visages, celle du plaisir des femmes, celle du vide ressenti par « l’objet sexuel » entraîné dans un trio dont il ne comprend plus à quoi ce manège rime.
Accoucheuse, Oryu est aussi, comme la déesse de la compassion, celle qui ne juge point et accueille, en plus de devenir la mémoire de la communauté. Cette illettrée, en effet, - par elle Wakamatsu rend encore hommage aux démunis - sait démêler l’écheveau des parentés, nommer les actions marquantes du destin des enfants qu’elle a mis au monde.
Mais le film lui-même est un mémorial, d’abord hommage au romancier, ensuite à ces métiers de journaliers, désherbeurs, cueilleurs, avec leurs instruments, paniers, serpes à long manche si caractéristique. Les maisons raboutées, les tuiles des toits, les ruelles serpentines. Les expressions et les chants. Jusqu’à la seringue pour se droguer et ses accessoires.
Mémorial des mythes, comme celui de la naissance du feu, qui brûle en venant au monde le sexe de sa mère, cruauté qui, pour l’accoucheuse, pâlit au prix de la vie nouvelle, si précieuse, et d’autant par contraste avec la douleur récente de la parturiente, ainsi que le suggère le glissement du montage d’un plan de rocher, net en sa texture rugueuse, à celui de chair de bébé naissant : ce dernier annonce celui de la fin, où le dos en sueur, luisant, d’un Nakamoto touchera même la vieille Oryu.
Celle-ci est vue en plongée sur son futon, se répète, tiens, tiens, et reprend le récit de ces vies pour elle-même et son mari, à la photo duquel elle s’adresse d’abord : il s’anime enfin, et la questionne. À lui, à elle, elle raconte l’histoire des Nakamoto. Le présent du début est donc un flash-back… Les trois hommes incarnent diversement une même malédiction : nulle femme ne leur résiste, vous dis-je, et s’il arrive qu’impulsif, un Nakamoto renonce à son voeu de chasteté ou de fidélité, souvent les avances, en mots et en gestes, viennent des femmes.
Si le roman m’a laissé sur une impression de fleuve, récit épique, cela tient à cette richesse qu’est l’absence de moyens divers. Porté par les seuls mots, alors le passage dans la même substance sonore du japonais poétique à l’ancien au poli à l’argot au dialecte fait du récit un seul fleuve nous emportant avec ses variations de débit.
Wakamatsu, jusqu’au générique de fin, privilégie le ton de la chronique. D’abord la musique de shamisen, instrument qui accompagne traditionnellement ballade et récits (la biwa serait celui du genre épique) n’est pas constante, ce qui aurait élevé tout le film à l’épique. Mais en étant récurrent, et concentré sur les moments tragiques, elle suggère une dimension, l’image une autre, d’où ce sentiment d’être exposé à une chronique.
La caméra légèrement instable, qui se déplace ici pour suivre un personnage, là s’avance vers son visage, bouge comme si son ajustement était improvisé, les inserts de gestes de métiers, de rues, d’éléments du paysage donnent par moments au récit le ton du reportage.
Mais quelques montées de la caméra vers le ciel, quelques contreplongées sur la montagne rappellent qu’il n’y a pas que les Nakamaoto à être nobles. La majesté appartient de plein droit à la montagne, à la mer, à la chute, voire à la caverne utérine où le fuyard revient se cacher.
Chroniques aux accents d’épopée alors ? Oui, car ces plans de montagnes, de brume, de vapeurs au-dessus de la chute, de vagues et de mer se joignent à l’évocation du mythe de la naissance du feu, à l’image trois fois reprises du rideau de cordes tressées, symbole de présence sacrée, pour rappeler que le divin nous enveloppe. Oryu embrasse, de son affection, ceux qui font le mal malgré eux, non pas seulement par conséquences de conditions économiques ou sociales soulignées par le réalisateur, mais du fait d’un mal être intime, lié à l’ambivalence de cet état qui rend la vie congruente à la mort.
La peur de s’ennuyer, le refuge dans les jeux ou les artifices ou les excès laissent inapaisé le coeur des hommes, relancent ceux-ci à la poursuite de jeux et d’artifices, d’intensité. Et tout se sait, dans ce paradis du on-dit. Même le bonze, le seul qui rabroue les Nakamoto, sans trop insister d’ailleurs, sait ce que même une Oryu veut taire pour épargner l’inutile souffrance…
Indifférent aux dieux pour l’un, mécréant pour le second, les deux premiers Nakamoto pâtissent : le récit donne donc raison à l’invitation à savoir reconnaître ses erreurs. Le refus à se faire est-il puni des dieux, ou chacun ne se punit-il pas du malaise qu’il éprouve à force d’avidité, de désillusions ? Quand Hanzo, par IGNORANCE, transgresse un interdit, coupe cette branche de sasaki dont les prêtres shintoïstes se servent pour purifier le fidèle en l’agitant au-dessus de sa tête, le malheur s’ensuit…
Wakamatsu retrouve donc par moments ce que le génie de Nakajima avait réussi : nous faire coïncider avec le sentiment de mouvements plus vastes qui nous traversent alors même que nous pensons, sentons, aimons.
Alors que le dernier mot d’Oryu qui a encore répété son mantra de la suite vie/mort, vie/mort est « mort», la connaissance de celle du cinéaste biaise ma perception. Mais les paroles vont intervenir encore, cette fois non plus sous forme de propos de personnages, mais d’une ballade qui raconte un épisode plus ancien de la vie de cette communauté d’exclus, épisode de l’ère Meiji. L’illettrisme, le mépris s’ensuivant, et l’ostracisme, voire la peine de mort pour crime de lèse-majesté, nous font renouer avec la vigueur du plus jeune Wakamatsu dans son indignation et sa compassion, peut-être parce qu’il n’y a plus comme image que les caractères des noms de l’équipe du film qui défilent. Je sens le souffle épique des voix, soutenu par la sonorité du shamisen. Mes voisins placoteux recouvrent de leurs commentaires ce que le cinéaste propose en mémorial : reconnaître notre dépendance non seulement aux travailleurs journaliers, aux non instruits, mais à la nature qui nous porte, nous donne à manger, à respirer.
Et garder mémoire des disparus, comme Oryu le fait de sa communauté, de son enfant à la photo duquel elle s’adresse, la nuit, quand son mari dort.

Oshidori uta gassen de Masahiro Makino
Singing Lovebirds

En 1939, le Japon est déjà en guerre avec la Chine. La situation économique s’envenime ; dans les campagnes, le riz n’est pas forcément sur toutes les tables. Le gouvernement et les journaux exaltent le sens de la discipline, du sacrifice de soi, de la qualité morale du Japon et de sa civilisation qui remonte aux dieux.
Makino prend pour cadre de comédie musicale le plus inattendu, celui du monde des Tokugawa. Réduit à manger une bouillie de blé au lieu de riz, un samouraï sans maître et sa fille vivent des parasols de papier qu’ils fabriquent et tentent de vendre. Le père a la passion des antiquités, et fréquente donc un marchand, qui a l’heur de découvrir, toujours après la vente, que les objets sont faux. Un seigneur, habitué du fait de son rang à tout avoir, regarde, comme il le ferait d’une poterie, la fille.
Les personnages principaux sont la dite fille du samouraï, sa rivale, promise au voisin qu’elles aiment toutes deux, et une troisième fille, consciente de sa beauté, et qui se fait suivre de prétendants, aucun assez bon pour elle.
On voit donc les sujets de la disette, de l’orgueil des ploutocrates, de la quête d’une juste appréciation des valeurs au cœur de ce qui semble n’être qu’une guillerette histoire de rêves féminins d’amour. Mine de rien, le récit s’inscrit dans le discours politique officiel.
Pourtant, il joue sur des aspects plus critiques. L’esthétisme est brocardé, comme il convient sans doute en régime où les militaires ont tant d’influence, mais notons que c’est à propos de cela même qui fait la fierté de la civilisation japonaise : poterie, peinture, flûte associée à un épisode célèbre de la guerre que se livrèrent les clans Heiké et Genji, icônes des susdits militaires. Or tous ces objets s’avèrent faux, et le samouraï comme le seigneur sont aveuglés par leur passion. Mais le premier, devant la réalité des pressions du second pour obtenir, en retour du don d’une peinture, sa fille, trouve à affirmer le primat de l’affection paternelle sur sa passion de collectionneur.
Ainsi le débat sur l’authenticité passe-t-il de celle des objets à celle des valeurs. Et la fille critique du père, tant qu’il semble subjugué, apparaît prendre ses distances des vertus filiales vantées par l’école de 1939.
L’affection, la sincérité, l’horreur de l’amant pour les parvenus, voilà qui à la fois inscrit le récit dans le discours officiel, mais aussi bien ouvre la porte à la subversion, ou du moins à son désir. Car si la richesse morale l’emporte sur la matérielle, c’est bien ici l’attachement à CE père, à CET aimé, qui décide de la vérité des sentiments, non celui que l’on a pour des principes.
Makino apporte de la légèreté par le jeu des sopranos et des ténors qui poussent la chansonnette sur des airs rappelant ceux des comédies musicales américaines, mais dont le contenu reprend les tropes de la poésie populaire classique. Ajoutons les scènes d’aveux indirects de son amour, de bouderies, de duel d’injures entre femmes, d’indifférence affectée, et on retrouvera les motifs des haïkus humoristiques (senryû) aussi bien que des scènes de comédie du kabuki. Cette joliesse permet au spectateur de mesurer la part de désir de naïveté et de candeur qui demande en lui à se découvrir…
Une belle scène d’évocation d’un guerrier à son dernier combat, jouant de la flûte sous la lune avant la dernière bataille, condense tous les traits de la tradition narrative et musicale du Japon, mais se trouve inscrite entre des moments où des instruments traditionnels ont des sonorités de musique occidentale, et d’autres plus jazzées, affirmant ainsi la complexité de l’identité japonaise moderne, nourrie d’apports étrangers, digérés, comme précisément les deux siècles et demi d’isolement sous les Tokugawa avait permis de le faire des apports chinois et occidentaux, qui avaient afflué en fin de seizième siècle.
Le spectacle de centaines de parasols, l’élégance des costumes, la beauté des chants devaient apporter à un public qui sentait venir l’orage le charme d’une crème glacée par temps de canicule.
La copie présentée portait les traces de son époque : contours «vibrants» des personnages, sons parfois éraillés. Mais la variété de tons, y compris dans le passage du dialogue au chant, le déplacement de la caméra qui, ici, recule pour filmer la progression des gens sûrs d’eux : jeune fille de sa beauté, seigneur de son autorité, là glisse latéralement pour révéler le champ de parasols paradoxalement menacés par l’orage, au lieu d’en protéger (ils sont à sécher), là enfin demeure fixe, en contre plongée, magnifiant les héros en leur prêtant la puissance des nuages qui passent, tout cet art contribue à soutenir l’entrain qui manifestement gagne suffisamment certains spectateurs de 2012 pour qu’on voit leurs têtes imiter le dandinement de protagonistes à mi-chemin de la marche et de la danse.


Bakumatsu tayoden de Yûzô Kawashima

The Sun in the Last Days of the Shogunate apparaît au moment où, en 1957, le Japon a récupéré sa souveraineté. Les Américains conservent quelques bases, suffisamment pour donner naissance à l’image du Japon comme porte-avions. La guerre de Corée vient de se terminer (1954), et la position géographique du pays du soleil levant a fait de lui le point de départ et de repos des armées venues appuyées la Corée du sud. Cela se traduit par la relance de l’économie japonaise, la dure sortie des périodes de vaches très maigres d’après-guerre. Bien que l’économie japonaise devienne importante dans les emplois ingrats, de base, par comparaison avec ce qu’on vient de vivre, le quotidien paraît s’améliorer, les quartiers de plaisir accueillent les gens de classe moyenne, les travaux domestiques commencent à s’alléger du fait des technologies nouvelles.
Le Japon est obligé d’exporter pour soutenir sa relance : pris entre la curiosité pour ce qui vient d’ailleurs et le désir de sonder ce qu’il faut garder de l’héritage ancien, incertain même de la nature de ce qui en a survécu, les cinéastes se tournent parfois vers le film historique. Quand la question de l’ouverture du Japon et de la préservation de son héritage les préoccupe, la période de la fin du règne de la famille Tokugawa, en 1867, les attire. Ainsi, récemment, de Yôjirô Takita (Mibu gishi den) et de Yôji Yamada (série ouverte par Tasogare Seibei), antérieurement de Nagisa Oshima (Tabou) et de Shohei Imamura (voir plus bas).
Kawashima choisit l’année 1862, celle qui s’illustre par des mouvements populaires, urbains comme ruraux, de protestations. Qu’en gardera-t-il ?
Son scénariste, assistant à la réalisation et ami Imamura lui reprochera de sous-estimer la part politique et réfléchie de ces actions populaires. Formé par Kinoshita, comme d’ailleurs Kuwashima ( et Masaki Kobayashi), Imamura aura avec son ami la même réaction qu’avec son maître : refaire à sa manière un film qui, à ses yeux, s’enracine mieux dans la conscience populaire. La Ballade de Narayama (1983 versus celle de Kinoshita 1958), Eijanaika (1981) versus le film analysé ici) lui permettront d’affirmer son individualité tout en dessinant celle qu’il croit être celle du Japon.
1862 est une année marquée par le meurtre mensuel d’étrangers, la riposte de la flotte britannique, la première ambassade du Japon en Europe, l’apparition de modes occidentales, de curiosités technologiques ou animales, d’idées et d’œuvres, d’un déchaînement de mouvements contradictoires, année d’ébullition : Yûzô Kawashima y aurait-il senti, recul aidant, une voie d’accès à sa propre modernité ?
On peut voir, en japonais non sous-titré hélas, un remarquable entretien : http://www.dailymotion.com/video/xs6k25_yyyyyyyyyy-only-good-bye-is-life-1-5-kawashima-yuzo_shortfilms. Les extraits de plans de films ou de photos du cinéaste devraient émouvoir même celui qui ignore le japonais. J’y ai pris les informations susdites sur Imamura,  (assaisonnées d’informations de wikipedia) ainsi que la référence à l’amour du cinéaste pour le peintre à l’identité encore mal établie : Sharaku. Ce Sharaku, dont l’œuvre a été réalisée en dix mois, a bouleversé l’art du portrait, marqué celui de la caricature, et c’est un livre de reproductions de ce peintre que Kawashima avait à son chevet au moment où un infarctus le frappa ((1918-1963). Or l’acteur Frankie Sakai interprète le héros avec des physionomies qui semblent tout droit inspirées des caricatures du peintre.
Ce document nous rappelle aussi que le cinéaste errait dans son appartenance aux compagnies de production (Shochiku, Nikkatsu, Daiei) comme dans son choix de logis (il déménageait à l’intérieur de Tôkyô sans cesse). Toujours selon ce document, ce natif du nord, de la région du Tohoku, comme le grand écrivain Osamu Dazai, détestait la conception de l’art et de la vie de ce dernier : ce pessimisme nihiliste, ce penchant suicidaire, le heurtaient, lui, survivant de la guerre et de la maladie, témoin de l’énergie des hommes aux prises avec des difficultés.
Le manque de précision dans le tir politique, reproché par Imamura, trahirait-il une perception plus fine de la fonction d’une oeuvre d’art que celle de son ami ? Plus fine parce que moins soumise à la prétention de laisser sa marque ? Sa pierre tombale porte l’inscription : Dire adieu, est-ce autre chose, la vie ? Elle est empruntée au film qui a précédé celui dont nous parlons, Suzaku Paradise : Akashengô.
Pourtant il a bien laissé une trace aux yeux des lecteurs de la revue de Kinema Jumpo, qui elle aussi devrait célébrer bientôt son centenaire (fondée en 1919) : en 2009, ce film a été consacré quatrième meilleur film japonais de tous les temps et, du même réalisateur, Suzaku Paradaisu : Akashingô, quatorzième. Ce dernier, incidemment, était son préféré.
Qu’en est-il du film ?
Après une scène de poursuite où des étrangers font feu, le récit se poursuit dans le Japon de 1957, dans le quartier de Shinagawa, non loin du fameux temple qui héberge les cendres des 47 rônins, icônes de loyauté. Et c’est bien par des samouraïs, terroristes, que s’ouvre ce film centré sur les résidents d’un lupanar.
Mais surtout la voix off rappelle que 1958 verra la fin des bordels, de 350 ans de traditions en ce quartier, et surtout prétend par une pirouette que cela n’est pas le sujet du film. Nous revoici reportés à la fin du shogunat, en 1862, où nous demeurerons jusqu’à la fin, contrairement à celle qu’on peut voir sur internet : le héros s’y enfuit bien, comme dans la version projetée, le long de la mer, mais c’est pour déboucher entre les portes des studios de la Nikkatsu, et de là dans le Tôkyô de 1957. Ainsi se trouvaient confirmés les rapprochements que le spectateur ne manquera pas de tisser entre ce que choisit de retenir du passé le cinéaste et son présent.
Par exemple, l’observation des rapports de rivalité entre prostituées, de l’ironie à la franche bastonnade : délacer le obi, si connu au kabuki pour signifier un viol, quand il est le fait de l’homme sur celui de la femme, devient ici la métamorphose de l’ornement en arme pour battre une rivale !
De même, en ce Japon de 1957 qui renaît économiquement et se lance dans la course au profit, l’insistance sur les pourboires, le retournement du héros endetté en machine à faire des sous, la jalousie des femmes entre elles, mais aussi des commis devant les succès de l’intrus, l’hypocrisie du discours religieux qui cohabite avec le mercantilisme, l’achat des êtres pour les soumettre à la prostitution, la plaie qu’est le jeu, capable de pousser un père à vendre sa fille, l’invitation du héros à ne se fier à personne, sa critique de l’arrogance des samouraïs, de l’élite en somme, qui finit toujours par faire payer les autres, abuse de sa force physique et de ses armes, si le guerrier est de rang inférieur, de sa richesse ou de son autorité, s’il est de haut rang, tout cela, pour un survivant de la guerre, de la ruine d’après-guerre, de la reconstruction parallèle à la guerre de Corée est bien une manière distanciée de parler du présent.
Ce bilan que le cinéaste propose des observations d’une vie, il a son pendant dans le choix du moment de l’année où se déroulent les évènements rapportés, i.e. à cette saison qui voit la tradition proposer le règlement des dettes de l’année, le nettoyage à fond des maisons pour bien commencer la nouvelle.
Plus que les paysages et leur transformation sous l’effet de la reconstruction toutefois, Kawashima privilégie l’observation de l’être humain dans son interaction avec autrui : les comédiens sont filmés de manière à ce qu’on les voit de la tête aux pieds, à deux ou trois dans le champ, les mimiques, les gestes entrant en danse avec le propos échangés. Seul, le héros est à la course, ou alors s’adapte à un environnement où un autre ne remarquerait que la saleté.
En amateur de Sharaku, le cinéaste n’attend pas seulement de son héros les expressions qui frôlent la caricature : un Kinzo dit «l’acnéen» ne déparerait pas une estampe du peintre. Par ailleurs, autre art originaire d’Édo, le rakugo, est évoqué par les amorces de récits du héros, ses postures et son goût des jeux de mots. Le théâtre est brocardé dans cette scène où une des héroïnes se voit en suicidée avec son amant, célèbre par là, comme les personnages des pièces de double suicide qui faisait fureur au kabuki et au bunraku (marionnettes). Mais notons que le compatriote de Kawashima, venu du Tohoku, l’écrivain Osamu Dazaï, connaissait une gloire égale encore en 1957, lui qui était mort en un double suicide (ce que des études récentes contesteraient). La référence au kabuki et au bunraku revient dans la manière de parodier ce très haut moment des pièces de Chikamatsu, celui de l’adieu à la vie, aussi bien que dans la façon d’habiller le rescapé de la noyade, avec les cheveux, les mains pendantes, le costume blanc propres aux fantômes tels que représentés dans ces formes théâtrales. Que ce jeu soit celui d’un fraudeur ajoute à l’ironie, en posant tout à la fois la question des rapports du spectateur à la fiction, du croyant à ses croyances.
Enfin le film est traversé d’airs qu’on peut encore en 2012 entendre dans les lieux où officient les geishas, et le shamisen, instrument qui accompagne les fêtes, a aussi cette mélancolie qui fait de toute festivité une danse très rapide sur une glace qui ne serait pas, après tout, si solide…
Rakugo, caricature (manga), théâtre (roman), musique, voilà encore des correspondances avec le présent du cinéaste.
Quant à la présence des étrangers, le film respecte bien la vérité historique dans la scène initiale : en 1862, un, par mois, était assassiné (et le jugement des étrangers sur les Japonais n’était pas forcément plus respectueux). Mais si la xénophobie gagnait toutes les classes, en revanche, le héros souligne qu’il doit à la médecine occidentale son salut. En outre, l’afflux d’idées nouvelles s’exprime par le leitmotiv de la montre suisse musicale, objet de curiosité et occasion ultime pour le héros de montrer son savoir faire. Par là, il témoigne à lui seul de l’esprit bricoleur d’un peuple qui, en 1957, développait les caméras, s’ouvrait aux films français sous l’influence des Kawakita, dévorait la littérature venue d’Europe et des Etats-Unis, et se penchait sur sa propre tradition, stimulant la renaissance du kabuki, du nô, du bunraku.
Ainsi aux arts et œuvres étrangères interdites pendant la guerre et aux sources culturelles qu’on n’avait guère eu le moyen de se payer dans l’immédiat après-guerre succédait une ère de curiosité où les intellectuels et les artistes priaient leurs compatriotes de ne pas tout mettre dans la seule productivité, de garder une place pour peser le pour et le contre de leur héritage. En cela, les paradoxes de la fin du shôgunat conviennent bien à qui, en périodes de sentiment d’accélération des mouvements de pensées, veut prendre du recul, se demander via le passé si on avait bien alors défini les enjeux, si les solutions apportées se sont avérées salutaires ou létales, et en quoi elles éclairent le présent.
On aurait peine à trouver une comédie autant dans l’esprit du siècle européen des Lumières par sa critique des superstitions, des croyances. Ainsi, celle en l’existence de jours fastes et néfastes, si prévisibles, qu’ils sont inscrits (encore aujourd’hui) au calendrier, et, chez les « chrétiens », suggère le film, celle de la nocivité du vendredi treize. Ainsi de la ferveur religieuse des patrons du bordel, qui oublient toute compassion, dès lors qu’il s’agit de leur intérêt. Ainsi de ce moines lubrique. Quand le seul personnage à avoir droit à une série de plans qui accordent de plus en plus d’importance à son visage invite le héros à respecter les morts, celui-ci atteint la limite de sa patience et ne songe qu’à fuir cet engouement pour la mort et le pire. Clin d’œil critique encore à Dazaï. Le héros fuit le morbide!
Quel personnage ! D’abord profiteur, comme le veut la tradition du blaireau, animal doué de la capacité de prendre forme humaine pour se faire payer un verre et filer sans payer, cet homme retenu par les tenanciers pour dette finit, nous l’avons vu, par se rendre indispensable. Mais même avec la jeune femme qui ne peut qu’attirer la sympathie du public, voire avec le fils des tenanciers, seul à protester contre l’avidité et la froideur de ses parents (coup de couteau à l’idéal confucéen de respect filial), notre héros se montre manipulateur, et de discours au moins, profiteur et traître. En réalité, il sera le seul à poser un geste ultimement efficace pour tirer la jeune femme d’un destin qu’elle refuse. Et c’est la façon dont ceci se fait qui achève de montrer la subtilité de ce scénario.
En effet, la jeune femme, comme les autres, se montre si dépendante des secours de notre homme, qu’elle s’avoue prête à payer les services du héros, mais en paiements qui prendront dix ans ! Or, et cela dit bien en quoi la vision de Kawashima se distingue de celle de Dazaï, notre farceur débrouillard se dit que dans dix ans, après tout, le Japon aura peut-être changé pour le mieux !
Ainsi donc ce cinéaste est passé par toutes les étapes, de la gloire à la défaite à la ruine à la reconstruction du Japon; il a constaté le rythme effréné de la course à l’argent qui fait de l’homme ni plus ni moins qu’un rat engagé dans un labyrinthe (ici, celui des corridors du bordel). Mais il en garde l’idée que, serait-on tousseux, c’est à la vie qu’il faut se consacrer, à ce qu’elle offre à saisir, dans la joie du déploiement de ses facultés.
Tant qu’elles sont actives !
Vivre, c’est bien passer son temps à dire adieu !


Sayonara !



1 comment:

  1. Des articles aussi instructifs, vivants et sensibles, devraient être diffuser largement !
    N Blouin

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