(Sennen no yuraku, Koji Wakamatsu (1936-2012)
Par
Claude R. Blouin
Le festival du nouveau cinéma de
Montréal, dans son édition de 2012, réserve une place de choix au
cinéma japonais : six longs métrages et un court, récents,
dix dans le cadre de la rétrospective Nikkatsu, compagnie qui fête
cette année les cent ans de sa création. Le compte-rendu portera
d’abord sur deux des œuvres récentes, puis sur deux de celles de
la Nikkatsu.
Sans que cela ne préjuge de la qualité
des œuvres au regard de l’histoire du cinéma et de votre propre
goût ! je dirai que, par rapport à ce qu’il m’oblige à
réviser de mes convictions et habitudes, le film de Yûzô Kawashima
constitue mon coup de coeur, celui dont j’attendais d’ailleurs le
moins cet effet ! Les deux premiers me poussent plus avant dans
des directions déjà recherchées, le Makino m’étonne et amuse,
mais le Kawashima m’oblige à prendre en compte ce qu’il m’est
le plus difficile à vivre.
Kibô no kuni de Sion Sono
Land of Hope constitue un écart
avec les précédents Guilty of romance et Suicide club
de Sion Sono. Le récit tire cette fois ses origines du besoin de
revenir sur une triple catastrophe : tremblement de terre,
tsunami, explosion des réacteurs de Fukushima. Les scènes où une
jeune femme défie les ordres du gouvernement, franchit le périmètre
de sécurité et parcourt sa ville natale, réduite à des débris, a
été filmée sur des lieux dévastés par les deux premières
tragédies. Mais cette fois, contrairement aux films susdits, la
situation extrême où est précipité le personnage n’est pas due
à son propre vouloir, au besoin, si souvent autodestructeur, de
mettre de l’intensité dans sa vie. La nature elle-même rappelle
par sa violence indifférente le prix de ce qu’elle offre.
Le lecteur du riche Archipel des
séismes, recueil d’essais et de textes d’écrivains
japonais, paru chez Picquier, retrouvera l’éventail des réactions
qui n’ont pas finies, comme des répliques d’un séisme, de
secouer la conscience des Japonais. Oubli, colère, déracinement
pourraient les résumer.
En effet, d’un côté il y a le désir
d’échapper au souvenir des évènements : retour des mêmes
émissions de variétés, se voulant loufoques, invitation des
animateurs et commentateurs à « être positif », à fuir le
ressassement, et, dans le pire des cas, réactions de peur face aux
rescapés des dégâts de la centrale nucléaire, peur d’en être
contaminés, peur aussi de vivre dans le rappel permanent de la
menace. Il faut dire que la situation évoquée est fictive : il
s’agit non de Fukushima, mais d’une autre centrale. Les réactions
observées dans le cas historique se reproduisent dans le cas fictif.
D’un autre côté, il y a ceux qui,
comme le vieillard dès l’origine hostile à la construction des
réacteurs, dénoncent le silence des autorités, et, quand elles
parlent, leurs litotes et leurs mensonges. Colère donc devant cette
ligne imaginaire rendue concrète par le fil jaune marqué de
l’interdiction de passer, fil censé garantir qu’en deçà on est
en sécurité, au-delà en danger ! Silence des médecins sur
l’évolution des cas de radiations.
Les sous-titres ne donnent pas toute la
mesure d’une colère qui rejoint celle de la chanson finale du film
de Wakamatsu, mais ici s’adresse en japonais au kuni, au
pays, à la notion de communauté ! De lieu de solidarité, elle
peut en effet devenir lieu d’oppression, de conformisme, tant
l’être humain navigue entre des peurs qui le tireraient vers des
positions antithétiques : peur de la peur, peur des radiations,
toutes deux avatars de la peur de mourir en dehors de sa volonté.
Colère donc contre les autorités,
mais aussi contre ceux-là qui vous trouvent fous, comme on le fait
d’Izumi, la bru du vieillard, si vous manifestez, par
l’accumulation de lectures, puis de précautions prises, votre
phobie des radiations. Car si phobie il y a, elle a une face inverse,
et très grave : le refus de savoir.
Déracinement enfin : ces maisons
abandonnées, ces arbres plantées par les ancêtres, moins occasions
de souvenirs que signes d’enracinement, ces constructions qui
étaient là avant notre naissance et semblaient éternelles, tout
cela réduit à rien, pourquoi continuer ? Peut-on aller
ailleurs ? Et à partir d’où la trouvera-t-on cette sécurité,
devenue utopie plus inaccessible que celle qu’on rêve pour la
société ?
En inventant une situation qui répète
celle de Fukushima, Sono souligne que son propos n’est pas tant la
triple tragédie que le rapport de l’être humain avec ses
expériences : qu’en apprend-il ? En tient-il compte ?
La pensée magique n’ordonnerait-elle pas le cours réel de nos
pensées, lors même qu’elle se pare d’objectivité ? Ne
prenons-nous pas trop facilement pour acquise la répétition, cette
routine que nous faisons mine de vouloir fuir ?
Sans doute les propos du vieil homme
qui choisit, en dépit des ordres reçus, de rester dans sa maison,
car il est trop vieux pour se soucier des effets de la radiation,
sont-ils en rapport avec l’accident nucléaire. Mais la vie
serait-elle restée inchangée, le sort de sa femme aimée, sénile,
sujette à des oublis justement, ne l’aurait-il pas incité à
choisir comme il fera ? Sono aborde ici le sujet du
vieillissement au Japon, de la liberté de choisir sa solution de
sortie, et par là, suggère comment la réaction à un évènement
s’enrichit de celle qu’on cherche à un autre.
Si le spectateur était tenté de voir
dans l’âge le motif de cet entêtement, il se verrait opposer
cette jeune femme qui tient à revenir sur les lieux du désastre,
comme pour se convaincre de la réalité de ce qui lui reste :
sa seule vie, et l’affection de son compagnon.
Ce dédoublement du vieux en jeune se
retrouve en celui du même vieillard avec sa bru : ils
s’opposent par leurs décisions, mais se ressemblent par le fait de
leur détermination et s’estiment de savoir que chacun a des motifs
bien fondés d’aller dans une voie, en apparence contraire.
L’opposition père-fils renouvelle
cet aspect gémellaire des personnages, l’un et l’autre sont
attachés au lieu. Mais voilà, va naître un enfant, ignorant de ce
lieu, et pour lui, il n’est que mortel, il n’a pas les vertus
fécondatrices qu’il possède pour ceux qui y ont grandi,
nonobstant les radiations. Pour vivre, il faut fuir cela même qui
donne au vieux le goût de persévérer.
L’épouse oublieuse double ces
citoyens qui veulent oublier. À ceci près, différence énorme,
qu’elle oublie pour vrai, par usure du corps, alors que les autres
le font par décision, délibérément et ainsi rejoignent au royaume
de la phobie la bru !
Ces « doubles » font la complexité
du récit, mais aussi sont un des facteurs qui peuvent expliquer
l’impression de longueurs, de redites. Sono regrette de finir ses
histoires, comme si jouer le jeu de la fiction était trahir la
perpétuelle mouvance du réel, sa capacité à se retourner sans
cesse. Il multiplie les fins… Comme si le réalisateur était à la
dernière minute, le cas se voit chez Zeze aussi, saisi par la
précarité des êtres et de ce que l’on peut en conclure.
Mais si ce film rompt avec la quête
d’extrême des précédents récits de Sono, c’est que l’aventure
et le risque sont cette fois imposés, non recherchés. Tout se passe
comme si dans une société qui tient pour évident
l’approvisionnement en nourriture et énergie, prétend donc
important ce à quoi il n’attache pas de portée quand il s’agit
de définir son bonheur, l’expérience de la rupture des vivres et
de l’électricité rappelle soudain que nous n’avons su vivre
spirituellement et sensuellement à la hauteur de la chance que nous
avions de disposer facilement de ces ressources. Dès lors le
nihilisme paraît aveuglement. Sono l’exprime par ses choix
éditoriaux.
Voyez ces plans d’ouverture :
lignes horizontales des plaines (plutôt rares au Japon), et des
contours de toits des maisons traditionnelles, lignes verticales des
arbres dans la scène où la joie s’exprime sur fond familier :
cela même pourrait suggérer ennui ou dureté. Mais ici, le calme
est apprécié par les personnages, reconnaissant du nécessaire
disponible par leur travail attentif, amoureux. L’écran un instant
noir, surtout la bande son introduisent l’intensité des
contrastes. Dès lors, la bande son sera celle par quoi l’apparente
familiarité, l’allure allant de soi des lieux les plus habituels,
seront menacées. Grondements de tremblement de terre, vent, chansons
associées à la fête des morts, dissonances traduiront la venue
d’autres états de conscience.
Quand la vieille dame s’échappe
enfin, à l’écoute des chants populaires de la fête de l’Obon,
court y participer, quand le cinéaste détourne la métaphore
verbale du pieu en objet concret symbolique des ambitions vampiriques
du kuni (pays), quand toujours par la bande son l’univers
rappelle sa complexité, nous sommes bien entre deux mondes, qui en
font un, le nôtre au quotidien…
Ajoutez à cela, à la fin du film, la
reprise de ce mouvement où le vieillard avance entre ses vaches,
tandis que la caméra le garde dans le champ en reculant, voyez ce
retour régulier d’un arbre sans feuilles au pied duquel la vieille
dame soigne des fleurs de toutes les couleurs. Voyez même le seul
très gros plan réservé à l’œil du vieillard, tandis que la
bande son donne à entendre un grondement : le vieil homme
l’entend-il ou n’est-ce que pressentiment ?
Le surréel est à nos portes, nous
dit-on ainsi. D’ailleurs, la jeune femme et son copain qui errent
dans la ville dévastée et rencontrent deux enfants, les ont-ils vus
ou imaginés ? Mais s’ils reviennent, c’est bien parce que
leur motto : un pas, un pas, un pas à la fois, fait écho au
déroulement du scénario, et donc à ce qui me paraît le mouvement
intime du cinéaste, à la fois avec ses certitudes, aussitôt
limitées…
Ainsi la joie que les personnages
antérieurs de Sono cherchaient dans l’intensité jusqu’à la
douleur ou la mort, elle apparaît plus sûre ici dans l’affection
conjugale, avec ses risques naturels, et dans la simple possibilité
de pouvoir revoir, refaire, répéter…
On a vu cet arbre entouré de fleurs,
il y a ces autres plantés par chacun des habitants de cette maison
d’une génération à l’autre, et cela prend fin avec le
vieillard… Mais cet arbre m’en rappelle un autre, celui de la
version qu’Imamura a donné à La Ballade de Narayama, et de
là, me voici à revisiter celle de Kinoshita. Sono ne nous aurait-il
pas livré ici sa version du nécessaire adieu ?
Je regrette que son fils n’ait point
eu l’éloquence de son père et d’Izumi, n’ait su dire au
premier que le petit-fils avait besoin aussi, comme de son arbre à
lui, de son grand-père. Même si cet argument ne pouvait convaincre
un vieil homme aux opinions déjà tranchées, dont la résolution
pourrait bien être antérieure à la triple tragédie, relever de
celle-là qui est liée à notre condition d’être vivant, et que
la vieille Oryu, du film de Wakamatsu dont l’analyse suit, tire la
conséquence.
Pour ces deux cinéastes, la
continuité, loin d’être source d’ennui, relève du miracle.
Une part de cette continuité réside
dans celle de la tradition narrative, plus discrète chez Sono, mais
aussi réelle. Bouddhisme, confucianisme, shintoïsme racontent la
vie. Les indices de leur présence ne sont pas, contrairement au
Wakamatsu, dans les rituels « officiels », mais dans les habitudes
au quotidien. Sens de la précarité et culte des morts du premier,
fermeté et affection paternelle, piété filiale pour le second,
sens de la dépendance de tous les vivants entre eux et passage
permanent entre les divers règnes du troisième trouvent constamment
à s’exprimer. Même la tradition romanesque et théâtrale du
shinju (double suicide des amants) trouve écho :
qu’en aurait pensé Yûzô Kawashima ?
Sono manifestement a été secoué par
l’expérience de Fukushima, au point plus nettement qu’avant de
se dépouiller du nihilisme, de se laisser baigner de la douceur de
pouvoir fréquenter une famille comme celle des héros ou de la jeune
femme et de son futur. Gens de peu de mots qui en prennent d’autant
de poids mesurent le prix de la qualité des gestes que l’on peut
répéter, ceux qui font de soi un artisan, amoureux du travail bien
fait et qui, de répondre à sa finalité, reçoit son supplément de
grâce. Gens comme aime les évoquer le cinéaste et romancier
Michel Régnier dont le dernier roman, 16 tableaux du mont
Sakurajima, justement, s’achève sur les lieux du tsunami.
Rien, me rappelle Kibô no kuni,
ne va de soi dans le plus répétitif et familier des gestes. Rien ne
demande autant de vigilance et de sens du repos que la quête du
nécessaire équilibre entre oubli et mémoire.
Sennen no yuraku de Koji
Wakamatsu
Millenial rapture est
l’adaptation d’une des œuvres les plus ambitieuses du roman de
l’après-guerre, publiée en français sous le titre Mille ans
de plaisirs. Kenji Nakajima a été mis à contribution souvent
au cinéma, mais ce n’est pas sans appréhension que j’approchais
de cette adaptation, car il s’agit de mon œuvre préférée du
romancier, épopée des exclus, portrait d’une dame qui porte toute
la mémoire de sa communauté. Le cinéaste Wakamatsu m’avait
conquis avec son United Red Army, mais il n’en a pas
toujours ainsi. Qu’allai-je trouver de l’impression que m’a
laissée le roman, celle d’un fleuve en crue, bouillonnant de
remous ?
Juste avant la projection du 17
octobre, on nous apprend la mort du cinéaste, la veille. Aussitôt
les impressions reçues à la fin des années soixante surgissent :
vigueur de la dénonciation de la droite et de l’impérialisme,
parti-pris pour les démunis, constat de la supérieure énergie des
femmes, tant dans leur capacité à aller outre la douleur pour
s’émerveiller des beautés de la vie que dans l’appétit sexuel.
Or le roman de Nakajima donnait matière
à toutes ses tendances. Et c’est bien ce que je découvrirai être
la vision du cinéaste, dont le dernier film témoigne de ce qui
chez lui furent des préoccupations constantes. Témoigne aussi du
fait que les répétitions sont bien inhérentes à la vie, aussi
létales puissent–elles s’avérer être : ne se promène-t-on
pas dans nos habitudes comme les héros dans le dédale des
escaliers, du labyrinthe de leur quartier de déshérités ?
Le personnage central est Oryu. Ayant
perdu un enfant de deux ans, elle se fait accoucheuse, en dépit de
son deuil, et du coup donne naissance à des générations, tandis
que son mari, se faisant bonze, les accompagne dans la mort. Ainsi la
femme hérite-t-elle de la fonction shintoïste de rappel de la
dépendance à la nature, qui nous enveloppe, tandis que le mari
incarne la tradition bouddhiste, son sens de l’éternelle roue du
devenir, sa capacité de soutenir les vivants dans le deuil.
Face à eux, les hommes du clan des
Nakamoto, noble, mais frappé d’une malédiction qu’Oryu voit
liée au sang, les hommes du clan à la fatalité, le cinéaste à
l’exclusion sociale héritée des ancêtres, et à la pauvreté qui
s’ensuit, et à l’impérieuse tentation de recourir à
l’illégalité pour subvenir à ses besoins…
Comme dans le film de Sono,
l’attachement de Wakamatsu aux traditions n’exclut nullement la
critique sévère du poids qu’elle peut exercer : ici, du fait
de l’ exclusion, des inégalités sociales et économiques.
Les Nakamoto portent sur eux à jamais,
dussent-ils faire mine de n’y pas croire, le prix des crimes de
leurs ancêtres, auxquels ils finissent par ajouter les leurs.
Hanzo hait donc cette destinée, et
pour cela fuit son enfant qui marque la poursuite d’un telle
malédiction. Miyoshi se refuse à l’ennui d’un travail régulier,
veut une vie de feu, et effectivement se consumera vite, sous les
coups de violences recherchées, de paradis artificiels décevants,
voire d’une sexualité dont la le destin veut que les mâles du
clan maudit, par leur beauté, soient le catalyseur auprès de femmes
incapables de leur résister. Mais le Wakamatsu qui filmait
longuement les corps en rut, le fait, par comparaison,
parcimonieusement ici, préfère s’attacher longuement à
l’expression des visages, celle du plaisir des femmes, celle du
vide ressenti par « l’objet sexuel » entraîné dans un trio dont
il ne comprend plus à quoi ce manège rime.
Accoucheuse, Oryu est aussi, comme la
déesse de la compassion, celle qui ne juge point et accueille, en
plus de devenir la mémoire de la communauté. Cette illettrée, en
effet, - par elle Wakamatsu rend encore hommage aux démunis - sait
démêler l’écheveau des parentés, nommer les actions marquantes
du destin des enfants qu’elle a mis au monde.
Mais le film lui-même est un mémorial,
d’abord hommage au romancier, ensuite à ces métiers de
journaliers, désherbeurs, cueilleurs, avec leurs instruments,
paniers, serpes à long manche si caractéristique. Les maisons
raboutées, les tuiles des toits, les ruelles serpentines. Les
expressions et les chants. Jusqu’à la seringue pour se droguer et
ses accessoires.
Mémorial des mythes, comme celui de la
naissance du feu, qui brûle en venant au monde le sexe de sa mère,
cruauté qui, pour l’accoucheuse, pâlit au prix de la vie
nouvelle, si précieuse, et d’autant par contraste avec la douleur
récente de la parturiente, ainsi que le suggère le glissement du
montage d’un plan de rocher, net en sa texture rugueuse, à celui
de chair de bébé naissant : ce dernier annonce celui de la
fin, où le dos en sueur, luisant, d’un Nakamoto touchera même la
vieille Oryu.
Celle-ci est vue en plongée sur son
futon, se répète, tiens, tiens, et reprend le récit de ces vies
pour elle-même et son mari, à la photo duquel elle s’adresse
d’abord : il s’anime enfin, et la questionne. À lui, à
elle, elle raconte l’histoire des Nakamoto. Le présent du début
est donc un flash-back… Les trois hommes incarnent diversement une
même malédiction : nulle femme ne leur résiste, vous dis-je,
et s’il arrive qu’impulsif, un Nakamoto renonce à son voeu de
chasteté ou de fidélité, souvent les avances, en mots et en
gestes, viennent des femmes.
Si le roman m’a laissé sur une
impression de fleuve, récit épique, cela tient à cette richesse
qu’est l’absence de moyens divers. Porté par les seuls mots,
alors le passage dans la même substance sonore du japonais poétique
à l’ancien au poli à l’argot au dialecte fait du récit un seul
fleuve nous emportant avec ses variations de débit.
Wakamatsu, jusqu’au générique de
fin, privilégie le ton de la chronique. D’abord la musique de
shamisen, instrument qui accompagne traditionnellement ballade et
récits (la biwa serait celui du genre épique) n’est pas
constante, ce qui aurait élevé tout le film à l’épique. Mais en
étant récurrent, et concentré sur les moments tragiques, elle
suggère une dimension, l’image une autre, d’où ce sentiment
d’être exposé à une chronique.
La caméra légèrement instable, qui
se déplace ici pour suivre un personnage, là s’avance vers son
visage, bouge comme si son ajustement était improvisé, les inserts
de gestes de métiers, de rues, d’éléments du paysage donnent par
moments au récit le ton du reportage.
Mais quelques montées de la caméra
vers le ciel, quelques contreplongées sur la montagne rappellent
qu’il n’y a pas que les Nakamaoto à être nobles. La majesté
appartient de plein droit à la montagne, à la mer, à la chute,
voire à la caverne utérine où le fuyard revient se cacher.
Chroniques aux accents d’épopée
alors ? Oui, car ces plans de montagnes, de brume, de vapeurs
au-dessus de la chute, de vagues et de mer se joignent à l’évocation
du mythe de la naissance du feu, à l’image trois fois reprises du
rideau de cordes tressées, symbole de présence sacrée, pour
rappeler que le divin nous enveloppe. Oryu embrasse, de son
affection, ceux qui font le mal malgré eux, non pas seulement par
conséquences de conditions économiques ou sociales soulignées par
le réalisateur, mais du fait d’un mal être intime, lié à
l’ambivalence de cet état qui rend la vie congruente à la mort.
La peur de s’ennuyer, le refuge dans
les jeux ou les artifices ou les excès laissent inapaisé le coeur
des hommes, relancent ceux-ci à la poursuite de jeux et d’artifices,
d’intensité. Et tout se sait, dans ce paradis du on-dit. Même le
bonze, le seul qui rabroue les Nakamoto, sans trop insister
d’ailleurs, sait ce que même une Oryu veut taire pour épargner
l’inutile souffrance…
Indifférent aux dieux pour l’un,
mécréant pour le second, les deux premiers Nakamoto pâtissent :
le récit donne donc raison à l’invitation à savoir reconnaître
ses erreurs. Le refus à se faire est-il puni des dieux, ou chacun ne
se punit-il pas du malaise qu’il éprouve à force d’avidité,
de désillusions ? Quand Hanzo, par IGNORANCE, transgresse un
interdit, coupe cette branche de sasaki dont les prêtres
shintoïstes se servent pour purifier le fidèle en l’agitant
au-dessus de sa tête, le malheur s’ensuit…
Wakamatsu retrouve donc par moments ce
que le génie de Nakajima avait réussi : nous faire coïncider
avec le sentiment de mouvements plus vastes qui nous traversent alors
même que nous pensons, sentons, aimons.
Alors que le
dernier mot d’Oryu qui a encore répété son mantra de la suite
vie/mort, vie/mort est « mort», la connaissance de celle du
cinéaste biaise ma perception. Mais les paroles vont intervenir
encore, cette fois non plus sous forme de propos de personnages, mais
d’une ballade qui raconte un épisode plus ancien de la vie de
cette communauté d’exclus, épisode de l’ère Meiji.
L’illettrisme, le mépris s’ensuivant, et l’ostracisme, voire
la peine de mort pour crime de lèse-majesté, nous font renouer avec
la vigueur du plus jeune Wakamatsu dans son indignation et sa
compassion, peut-être parce qu’il n’y a plus comme image que les
caractères des noms de l’équipe du film qui défilent. Je sens le
souffle épique des voix, soutenu par la sonorité du shamisen. Mes
voisins placoteux recouvrent de leurs commentaires ce que le cinéaste
propose en mémorial : reconnaître notre dépendance non
seulement aux travailleurs journaliers, aux non instruits, mais à la
nature qui nous porte, nous donne à manger, à respirer.
Et garder mémoire des disparus, comme
Oryu le fait de sa communauté, de son enfant à la photo duquel elle
s’adresse, la nuit, quand son mari dort.
Oshidori uta gassen de
Masahiro Makino
Singing Lovebirds
En 1939, le Japon est déjà en guerre
avec la Chine. La situation économique s’envenime ; dans les
campagnes, le riz n’est pas forcément sur toutes les tables. Le
gouvernement et les journaux exaltent le sens de la discipline, du
sacrifice de soi, de la qualité morale du Japon et de sa
civilisation qui remonte aux dieux.
Makino prend pour cadre de comédie
musicale le plus inattendu, celui du monde des Tokugawa. Réduit à
manger une bouillie de blé au lieu de riz, un samouraï sans maître
et sa fille vivent des parasols de papier qu’ils fabriquent et
tentent de vendre. Le père a la passion des antiquités, et
fréquente donc un marchand, qui a l’heur de découvrir, toujours
après la vente, que les objets sont faux. Un seigneur, habitué du
fait de son rang à tout avoir, regarde, comme il le ferait d’une
poterie, la fille.
Les personnages principaux sont la dite
fille du samouraï, sa rivale, promise au voisin qu’elles aiment
toutes deux, et une troisième fille, consciente de sa beauté, et
qui se fait suivre de prétendants, aucun assez bon pour elle.
On voit donc les sujets de la disette,
de l’orgueil des ploutocrates, de la quête d’une juste
appréciation des valeurs au cœur de ce qui semble n’être qu’une
guillerette histoire de rêves féminins d’amour. Mine de rien, le
récit s’inscrit dans le discours politique officiel.
Pourtant, il joue sur des aspects plus
critiques. L’esthétisme est brocardé, comme il convient sans
doute en régime où les militaires ont tant d’influence, mais
notons que c’est à propos de cela même qui fait la fierté de la
civilisation japonaise : poterie, peinture, flûte associée à
un épisode célèbre de la guerre que se livrèrent les clans Heiké
et Genji, icônes des susdits militaires. Or tous ces objets
s’avèrent faux, et le samouraï comme le seigneur sont aveuglés
par leur passion. Mais le premier, devant la réalité des pressions
du second pour obtenir, en retour du don d’une peinture, sa fille,
trouve à affirmer le primat de l’affection paternelle sur sa
passion de collectionneur.
Ainsi le débat sur l’authenticité
passe-t-il de celle des objets à celle des valeurs. Et la fille
critique du père, tant qu’il semble subjugué, apparaît prendre
ses distances des vertus filiales vantées par l’école de 1939.
L’affection, la sincérité,
l’horreur de l’amant pour les parvenus, voilà qui à la fois
inscrit le récit dans le discours officiel, mais aussi bien ouvre la
porte à la subversion, ou du moins à son désir. Car si la richesse
morale l’emporte sur la matérielle, c’est bien ici l’attachement
à CE père, à CET aimé, qui décide de la vérité des sentiments,
non celui que l’on a pour des principes.
Makino apporte de la légèreté par le
jeu des sopranos et des ténors qui poussent la chansonnette sur des
airs rappelant ceux des comédies musicales américaines, mais dont
le contenu reprend les tropes de la poésie populaire classique.
Ajoutons les scènes d’aveux indirects de son amour, de bouderies,
de duel d’injures entre femmes, d’indifférence affectée, et on
retrouvera les motifs des haïkus humoristiques (senryû)
aussi bien que des scènes de comédie du kabuki. Cette
joliesse permet au spectateur de mesurer la part de désir de naïveté
et de candeur qui demande en lui à se découvrir…
Une belle scène d’évocation d’un
guerrier à son dernier combat, jouant de la flûte sous la lune
avant la dernière bataille, condense tous les traits de la tradition
narrative et musicale du Japon, mais se trouve inscrite entre des
moments où des instruments traditionnels ont des sonorités de
musique occidentale, et d’autres plus jazzées, affirmant ainsi la
complexité de l’identité japonaise moderne, nourrie d’apports
étrangers, digérés, comme précisément les deux siècles et demi
d’isolement sous les Tokugawa avait permis de le faire des apports
chinois et occidentaux, qui avaient afflué en fin de seizième
siècle.
Le spectacle de centaines de parasols,
l’élégance des costumes, la beauté des chants devaient apporter
à un public qui sentait venir l’orage le charme d’une crème
glacée par temps de canicule.
La copie présentée portait les traces
de son époque : contours «vibrants» des personnages, sons
parfois éraillés. Mais la variété de tons, y compris dans le
passage du dialogue au chant, le déplacement de la caméra qui, ici,
recule pour filmer la progression des gens sûrs d’eux : jeune
fille de sa beauté, seigneur de son autorité, là glisse
latéralement pour révéler le champ de parasols paradoxalement
menacés par l’orage, au lieu d’en protéger (ils sont à
sécher), là enfin demeure fixe, en contre plongée, magnifiant les
héros en leur prêtant la puissance des nuages qui passent, tout cet
art contribue à soutenir l’entrain qui manifestement gagne
suffisamment certains spectateurs de 2012 pour qu’on voit leurs
têtes imiter le dandinement de protagonistes à mi-chemin de la
marche et de la danse.
Bakumatsu tayoden de Yûzô
Kawashima
The Sun in the Last Days of the
Shogunate apparaît au moment où, en 1957, le Japon a récupéré
sa souveraineté. Les Américains conservent quelques bases,
suffisamment pour donner naissance à l’image du Japon comme
porte-avions. La guerre de Corée vient de se terminer (1954), et la
position géographique du pays du soleil levant a fait de lui le
point de départ et de repos des armées venues appuyées la Corée
du sud. Cela se traduit par la relance de l’économie japonaise, la
dure sortie des périodes de vaches très maigres d’après-guerre.
Bien que l’économie japonaise devienne importante dans les emplois
ingrats, de base, par comparaison avec ce qu’on vient de vivre, le
quotidien paraît s’améliorer, les quartiers de plaisir
accueillent les gens de classe moyenne, les travaux domestiques
commencent à s’alléger du fait des technologies nouvelles.
Le Japon est obligé d’exporter pour
soutenir sa relance : pris entre la curiosité pour ce qui vient
d’ailleurs et le désir de sonder ce qu’il faut garder de
l’héritage ancien, incertain même de la nature de ce qui en a
survécu, les cinéastes se tournent parfois vers le film historique.
Quand la question de l’ouverture du Japon et de la préservation de
son héritage les préoccupe, la période de la fin du règne de la
famille Tokugawa, en 1867, les attire. Ainsi, récemment, de Yôjirô
Takita (Mibu gishi den) et de Yôji Yamada (série
ouverte par Tasogare Seibei), antérieurement de Nagisa Oshima
(Tabou) et de Shohei Imamura (voir plus bas).
Kawashima choisit l’année 1862,
celle qui s’illustre par des mouvements populaires, urbains comme
ruraux, de protestations. Qu’en gardera-t-il ?
Son scénariste, assistant à la
réalisation et ami Imamura lui reprochera de sous-estimer la part
politique et réfléchie de ces actions populaires. Formé par
Kinoshita, comme d’ailleurs Kuwashima ( et Masaki Kobayashi),
Imamura aura avec son ami la même réaction qu’avec son maître :
refaire à sa manière un film qui, à ses yeux, s’enracine mieux
dans la conscience populaire. La Ballade de Narayama (1983
versus celle de Kinoshita 1958), Eijanaika (1981) versus le film
analysé ici) lui permettront d’affirmer son individualité tout en
dessinant celle qu’il croit être celle du Japon.
1862 est une année marquée par le
meurtre mensuel d’étrangers, la riposte de la flotte britannique,
la première ambassade du Japon en Europe, l’apparition de modes
occidentales, de curiosités technologiques ou animales, d’idées
et d’œuvres, d’un déchaînement de mouvements contradictoires,
année d’ébullition : Yûzô Kawashima y aurait-il senti,
recul aidant, une voie d’accès à sa propre modernité ?
On peut voir, en japonais non
sous-titré hélas, un remarquable entretien :
http://www.dailymotion.com/video/xs6k25_yyyyyyyyyy-only-good-bye-is-life-1-5-kawashima-yuzo_shortfilms.
Les extraits de plans de films ou de photos du cinéaste devraient
émouvoir même celui qui ignore le japonais. J’y ai pris les
informations susdites sur Imamura,
(assaisonnées d’informations
de wikipedia) ainsi que la référence à
l’amour du cinéaste pour le peintre à l’identité encore mal
établie : Sharaku. Ce Sharaku, dont l’œuvre a été réalisée
en dix mois, a bouleversé l’art du portrait, marqué celui de la
caricature, et c’est un livre de reproductions de ce peintre que
Kawashima avait à son chevet au moment où un infarctus le frappa
((1918-1963). Or l’acteur Frankie Sakai interprète le héros avec
des physionomies qui semblent tout droit inspirées des caricatures
du peintre.
Ce document nous rappelle aussi que le
cinéaste errait dans son appartenance aux compagnies de production
(Shochiku, Nikkatsu, Daiei) comme dans son choix de logis (il
déménageait à l’intérieur de Tôkyô sans cesse). Toujours
selon ce document, ce natif du nord, de la région du Tohoku, comme
le grand écrivain Osamu Dazai, détestait la conception de l’art
et de la vie de ce dernier : ce pessimisme nihiliste, ce
penchant suicidaire, le heurtaient, lui, survivant de la guerre et de
la maladie, témoin de l’énergie des hommes aux prises avec des
difficultés.
Le manque de précision dans le tir
politique, reproché par Imamura, trahirait-il une perception plus
fine de la fonction d’une oeuvre d’art que celle de son ami ?
Plus fine parce que moins soumise à la prétention de laisser sa
marque ? Sa pierre tombale porte l’inscription : Dire
adieu, est-ce autre chose, la vie ? Elle est empruntée au film
qui a précédé celui dont nous parlons, Suzaku Paradise :
Akashengô.
Pourtant il a bien laissé une trace
aux yeux des lecteurs de la revue de Kinema Jumpo, qui elle aussi
devrait célébrer bientôt son centenaire (fondée en 1919) :
en 2009, ce film a été consacré quatrième meilleur film japonais
de tous les temps et, du même réalisateur, Suzaku Paradaisu :
Akashingô, quatorzième. Ce dernier, incidemment, était son
préféré.
Qu’en est-il du film ?
Après une scène de poursuite où des
étrangers font feu, le récit se poursuit dans le Japon de 1957,
dans le quartier de Shinagawa, non loin du fameux temple qui héberge
les cendres des 47 rônins, icônes de loyauté. Et c’est bien par
des samouraïs, terroristes, que s’ouvre ce film centré sur les
résidents d’un lupanar.
Mais surtout la voix off rappelle que
1958 verra la fin des bordels, de 350 ans de traditions en ce
quartier, et surtout prétend par une pirouette que cela n’est pas
le sujet du film. Nous revoici reportés à la fin du shogunat, en
1862, où nous demeurerons jusqu’à la fin, contrairement à celle
qu’on peut voir sur internet : le héros s’y enfuit bien,
comme dans la version projetée, le long de la mer, mais c’est pour
déboucher entre les portes des studios de la Nikkatsu, et de là
dans le Tôkyô de 1957. Ainsi se trouvaient confirmés les
rapprochements que le spectateur ne manquera pas de tisser entre ce
que choisit de retenir du passé le cinéaste et son présent.
Par exemple, l’observation des
rapports de rivalité entre prostituées, de l’ironie à la franche
bastonnade : délacer le obi, si connu au kabuki pour signifier
un viol, quand il est le fait de l’homme sur celui de la femme,
devient ici la métamorphose de l’ornement en arme pour battre une
rivale !
De même, en ce Japon de 1957 qui
renaît économiquement et se lance dans la course au profit,
l’insistance sur les pourboires, le retournement du héros endetté
en machine à faire des sous, la jalousie des femmes entre elles,
mais aussi des commis devant les succès de l’intrus, l’hypocrisie
du discours religieux qui cohabite avec le mercantilisme, l’achat
des êtres pour les soumettre à la prostitution, la plaie qu’est
le jeu, capable de pousser un père à vendre sa fille, l’invitation
du héros à ne se fier à personne, sa critique de l’arrogance des
samouraïs, de l’élite en somme, qui finit toujours par faire
payer les autres, abuse de sa force physique et de ses armes, si le
guerrier est de rang inférieur, de sa richesse ou de son autorité,
s’il est de haut rang, tout cela, pour un survivant de la guerre,
de la ruine d’après-guerre, de la reconstruction parallèle à la
guerre de Corée est bien une manière distanciée de parler du
présent.
Ce bilan que le cinéaste propose des
observations d’une vie, il a son pendant dans le choix du moment de
l’année où se déroulent les évènements rapportés, i.e. à
cette saison qui voit la tradition proposer le règlement des dettes
de l’année, le nettoyage à fond des maisons pour bien commencer
la nouvelle.
Plus que les paysages et leur
transformation sous l’effet de la reconstruction toutefois,
Kawashima privilégie l’observation de l’être humain dans son
interaction avec autrui : les comédiens sont filmés de manière
à ce qu’on les voit de la tête aux pieds, à deux ou trois dans
le champ, les mimiques, les gestes entrant en danse avec le propos
échangés. Seul, le héros est à la course, ou alors s’adapte à
un environnement où un autre ne remarquerait que la saleté.
En amateur de Sharaku, le cinéaste
n’attend pas seulement de son héros les expressions qui frôlent
la caricature : un Kinzo dit «l’acnéen» ne déparerait pas
une estampe du peintre. Par ailleurs, autre art originaire d’Édo,
le rakugo, est évoqué par les amorces de récits du héros,
ses postures et son goût des jeux de mots. Le théâtre est brocardé
dans cette scène où une des héroïnes se voit en suicidée avec
son amant, célèbre par là, comme les personnages des pièces de
double suicide qui faisait fureur au kabuki et au bunraku
(marionnettes). Mais notons que le compatriote de Kawashima, venu
du Tohoku, l’écrivain Osamu Dazaï, connaissait une gloire égale
encore en 1957, lui qui était mort en un double suicide (ce que des
études récentes contesteraient). La référence au kabuki et
au bunraku revient dans la manière de parodier ce très haut
moment des pièces de Chikamatsu, celui de l’adieu à la vie, aussi
bien que dans la façon d’habiller le rescapé de la noyade, avec
les cheveux, les mains pendantes, le costume blanc propres aux
fantômes tels que représentés dans ces formes théâtrales. Que ce
jeu soit celui d’un fraudeur ajoute à l’ironie, en posant tout à
la fois la question des rapports du spectateur à la fiction, du
croyant à ses croyances.
Enfin le film est traversé d’airs
qu’on peut encore en 2012 entendre dans les lieux où officient les
geishas, et le shamisen, instrument qui accompagne les fêtes, a
aussi cette mélancolie qui fait de toute festivité une danse très
rapide sur une glace qui ne serait pas, après tout, si solide…
Rakugo, caricature (manga),
théâtre (roman), musique, voilà encore des correspondances avec le
présent du cinéaste.
Quant à la présence des étrangers,
le film respecte bien la vérité historique dans la scène
initiale : en 1862, un, par mois, était assassiné (et le
jugement des étrangers sur les Japonais n’était pas forcément
plus respectueux). Mais si la xénophobie gagnait toutes les classes,
en revanche, le héros souligne qu’il doit à la médecine
occidentale son salut. En outre, l’afflux d’idées nouvelles
s’exprime par le leitmotiv de la montre suisse musicale, objet de
curiosité et occasion ultime pour le héros de montrer son savoir
faire. Par là, il témoigne à lui seul de l’esprit bricoleur
d’un peuple qui, en 1957, développait les caméras, s’ouvrait
aux films français sous l’influence des Kawakita, dévorait la
littérature venue d’Europe et des Etats-Unis, et se penchait sur
sa propre tradition, stimulant la renaissance du kabuki, du nô, du
bunraku.
Ainsi aux arts et œuvres étrangères
interdites pendant la guerre et aux sources culturelles qu’on
n’avait guère eu le moyen de se payer dans l’immédiat
après-guerre succédait une ère de curiosité où les intellectuels
et les artistes priaient leurs compatriotes de ne pas tout mettre
dans la seule productivité, de garder une place pour peser le pour
et le contre de leur héritage. En cela, les paradoxes de la fin du
shôgunat conviennent bien à qui, en périodes de sentiment
d’accélération des mouvements de pensées, veut prendre du recul,
se demander via le passé si on avait bien alors défini les enjeux,
si les solutions apportées se sont avérées salutaires ou létales,
et en quoi elles éclairent le présent.
On aurait peine à trouver une comédie
autant dans l’esprit du siècle européen des Lumières par sa
critique des superstitions, des croyances. Ainsi, celle en
l’existence de jours fastes et néfastes, si prévisibles, qu’ils
sont inscrits (encore aujourd’hui) au calendrier, et, chez les «
chrétiens », suggère le film, celle de la nocivité du vendredi
treize. Ainsi de la ferveur religieuse des patrons du bordel, qui
oublient toute compassion, dès lors qu’il s’agit de leur
intérêt. Ainsi de ce moines lubrique. Quand le seul personnage à
avoir droit à une série de plans qui accordent de plus en plus
d’importance à son visage invite le héros à respecter les morts,
celui-ci atteint la limite de sa patience et ne songe qu’à fuir
cet engouement pour la mort et le pire. Clin d’œil critique encore
à Dazaï. Le héros fuit le morbide!
Quel personnage ! D’abord
profiteur, comme le veut la tradition du blaireau, animal doué de la
capacité de prendre forme humaine pour se faire payer un verre et
filer sans payer, cet homme retenu par les tenanciers pour dette
finit, nous l’avons vu, par se rendre indispensable. Mais même
avec la jeune femme qui ne peut qu’attirer la sympathie du public,
voire avec le fils des tenanciers, seul à protester contre l’avidité
et la froideur de ses parents (coup de couteau à l’idéal
confucéen de respect filial), notre héros se montre manipulateur,
et de discours au moins, profiteur et traître. En réalité, il sera
le seul à poser un geste ultimement efficace pour tirer la jeune
femme d’un destin qu’elle refuse. Et c’est la façon dont ceci
se fait qui achève de montrer la subtilité de ce scénario.
En effet, la jeune femme, comme les
autres, se montre si dépendante des secours de notre homme, qu’elle
s’avoue prête à payer les services du héros, mais en paiements
qui prendront dix ans ! Or, et cela dit bien en quoi la vision
de Kawashima se distingue de celle de Dazaï, notre farceur
débrouillard se dit que dans dix ans, après tout, le Japon aura
peut-être changé pour le
mieux !
Ainsi donc ce cinéaste est passé par
toutes les étapes, de la gloire à la défaite à la ruine à la
reconstruction du Japon; il a constaté le rythme effréné de
la course à l’argent qui fait de l’homme ni plus ni moins qu’un
rat engagé dans un labyrinthe (ici, celui des corridors du bordel).
Mais il en garde l’idée que, serait-on tousseux, c’est à la
vie qu’il faut se consacrer, à ce qu’elle offre à saisir, dans
la joie du déploiement de ses facultés.
Tant qu’elles sont actives !
Vivre, c’est bien passer son temps à
dire adieu !
Sayonara !
Des articles aussi instructifs, vivants et sensibles, devraient être diffuser largement !
ReplyDeleteN Blouin