Thursday, August 9, 2012

Après Fukushima : Fantasia 2012



par Claude Blouin

L’édition Fantasia 2012 propose quantité de films japonais, une bonne part en anime. J’ai profité de la salle de visionnement de presse pour voir en dvd des films dont l’horaire de projection ne me convenait pas. Le festival m’en a rendu l’accès possible, et je suis bien tombé, car ces œuvres nous interpellent particulièrement à la lumière du tsunami et de l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima. Elles seraient pertinentes sans cela, mais elles font écho à l’électrochoc communiqué à une société dont le mal de vivre s’exprimait, avant ces événements, dans un courant qu’on pourrait résumer en un nihilisme qui avait tendance à faire peu de cas de ce que le vivant a toujours à perdre plus qu’il ne croit, quand il dit n’avoir rien à perdre. En même temps, le côtoyait une autre tendance, marquée par le volontarisme ou le discours d’excellence morale des «traditions» : elle manquait d’une dimension autocritique au profit de la stigmatisation prononcée d’une vie sans volonté propre et enracinement culturel.
Les films de Yuya Ishii et Gakuryu Ishii nous permettront de mesurer comment cette double tendance a pu être modifiée, ce que chacun des cinéastes trouve à exprimer de singulier sur ce fond commun de préoccupations. Daigo Matsuji nous fera faire une pose dans la comédie. Puis nous renouerons avec un cinéma désireux de prendre en compte l’impensable avec les oeuvres de Hidenobu Abera et Eisuke Naito. La question des rapports entre innovation et tradition trouvera dans le film de Yoshihiro Nakamura une interprétation sympathique.

Hara ga kore nande de Yuya Ishii

Mitsuko delivers : le titre anglais spécifie l’état biologique dans lequel Mitsuko, enceinte et à la veille d’accoucher, enchaîne ses réponses aux questions auxquelles fait écho le titre originel : Hara, et ça, qu’est-ce donc ?
On appréciera d’abord la dimension sociale de ces interrogations, grâce au rapprochement que le récit impose entre la situation d’un chômeur actuel, soldat fidèle trahi par sa compagnie, et les oubliés du miracle économique, qui, rescapés des bombardements américains, étaient restés dans l’enclave géographique d’un quartier préservé, devenu une enclave économique.
Notons que, tout en se montrant réservé sur le rôle des Américains dans l’histoire récente, le cinéaste ne revendique pas une définition puriste de l’identité culturelle japonaise, les personnages exprimant leurs aspirations à un monde meilleur par le recours à des expressions anglaises. D’ailleurs, la famille n’y est pas conçue sur le modèle uniquement fondé sur l’hérédité : l’adoption joue un rôle, comme c’était déjà le cas dans un lointain passé.
Dès l’ouverture, le cinéaste choisit une sobriété dans le choix des moyens d’expression à laquelle il sera essentiellement fidèle. Fond noir du générique, voix d’un chômeur, qu’on découvre enfin, assis sur un banc, dans un parc. Non, il n’est pas le héros, mais son semblable par l’expérience de la désillusion. Le héros est une héroïne, qui le rencontre par cette entrevue télévisée, avant de le croiser plus tard.
L’attitude de cette héroïne donne à une critique de l’individualisme, récurrente dans le cinéma japonais, sa singularité.
D’abord, si par elle nous voyons en autrui les méfaits d’un idéal exacerbé de réserve et les désastres que le secret entraîne, elle-même cache à ses parents et qu’elle est enceinte et qu’elle n’est pas aux U.S.A.. Sens du secret bien institutionnel, puisque le désir d’épargner à autrui les soubresauts de leurs humeurs se traduit également chez les parents, silencieux sur leur situation financière. Ces exemples présents dès le début en recouperont d’autres, ajoutant au procès de ce qu’on nous laisse entendre être l’éthique en cours.
Si fort d’ailleurs ce souci de ne pas troubler autrui que le film esquisse un portrait de la différence entre générations, en montrant un homme, l’oncle, résolu à tenir parole, plus aisément assumant ses responsabilités qu’apte à déclarer son amour à sa bien-aimée, contrairement à son neveu.
Si Mitsuko sait qu’elle s’impose, elle ne se contente pas de se disculper en invitant les autres à s’imposer à elle ! Elle paie ses dettes, et on assiste bientôt au ballet d’un rendu pour un donné. Personne qui, ici, n’est objet de bonté n’abuse. Or cela rejoint bien le fil d’une longue tradition narrative.
Cette tradition est soulignée par l’échange entre Mitsuko et une propriétaire surnommée grand-mère, femme elle aussi intrusive, mais généreuse, véritable grand-mère modèle pour l’héroïne : elles discutent du sens du mot uki, traduit en anglais par « cool », mais qui est riche en association avec le bouddhisme et les arts populaires : il renvoie au thème de l’impermanence, de la fluidité de l’être.
Cette force qu’est la tradition orale est soulignée par le rôle de flashbacks : grâce à eux nous découvrons que la femme enceinte ne suit pas le vent par simple tempérament, mais par mimétisme avec la nature profonde de son milieu d’abord, de l’être humain ensuite. Savoir prendre une pause, saisir le moment qui passe, c’est bien l’héritage des pêcheuses d’abalone d’Utamaro qui ressort ici.
De Mitsuko adulte à Mitsuko fillette, du Japon de maintenant à celui de la guerre, puis de la reconstruction, l’histoire vécue, la tradition orale donc, donne vie.
On pensera à Nuages flottants de Mikio Naruse et on songera que le cinéaste s’inscrit à son tour dans une tradition cinématographique en accordant la vedette à un nuage qui revient en leitmotiv, et dont la contemplation permet à l’héroïne de mettre en perspective ses problèmes. De dédramatiser.
Ailleurs des gros plans plutôt rares d’objets : pièces de monnaie, sac d’école, ponctuent un récit centré sur les êtres humains filmés la très grande partie du temps en caméra stable. Si celle-ci bouge, c’est soit fort lentement pour exprimer la sympathie et la tendresse à l’endroit du personnage qu’on approche, soit en un jeu de plongée et contreplongée et plan plus large pour suggérer l’héritage du western, du duel ici avec la vie elle-même.
J’ai moins apprécié les moments de scènes de groupe, où l’intention de magnifier l’esprit de solidarité ou l’énergie retrouvée m’a semblé trahir un volontarisme que le cinéaste partage avec Mitsuko. Car si celle-ci invite à poser des questions au vent, à faire confiance, elle incite à s’affirmer, ce qu’on peut admirer, mais elle n’est pas loin de vouer, en cela aussi si conforme à l’héritage narratif du cinéma de genre, un pouvoir quasi magique à la volonté, et cela me paraît plus suspect.
Et malgré tout, on veut y croire…
Sauf en deux de ces scènes où les conventions de direction d’acteurs m’ont paru plaquées, l’ensemble du film m’a donc charmé, ému et donné à penser aussi bien dans sa critique des limites des vertus de la retenue que dans cet attachement à développer en nous les occasions de savoir décrocher, donc de voir ce que, au milieu de ses violences, la vie fait éclater de beauté.
Dans la lumière d’un jaune doré parfois, plus assombri, et avec les surexpositions des débuts des flashbacks, la stabilité de la caméra rend plus convaincante cette dissociation entre invitation à garder confiance et quête d’une impossible et illusoire sécurité. C’est que celle-ci « se perd dans les détails », se transforme en rigidité, là où la confiance s’accommoderait du changement, de la vie en somme, celle même qui reste inconnue, va naître, là, dans l’instant où le noir du générique revient.

Ikiteru mono wa inai ka de Gakuryu Ishii

Le cinéaste dont Electric Volt 80,000 et Angel Dust m’avaient permis de prendre la mesure de tout ce qu’animisme et bouddhisme pouvaient éclairer de la manière de représenter le présent nippon me ravit encore par une œuvre dont la retenue, la cohérence dans le choix de lieux de tournage, des soupçons d’interventions musicales, de la théâtralité sont assumées par le plan séquence parfois, le jeu de dialogues toujours : l’échange sur la pertinence ou pas de l’avortement enchaîne avec un autre sur les diverses manières de préparer le café. Si cette théâtralité et cet évident souci de composition ne sont pas plaqués, c’est qu’ils servent de contrepoint à un propos dont au centre repose l’expérience de la perte de contrôle.
Shiro Maeda a adapté sa pièce, mais l’empreinte stylistique du réalisateur pour les raisons susdites fait pour beaucoup dans l’expérience de peur graduellement éprouvée par un spectateur exposé à des conversations interrompues par l’annonce de morts inexpliquées. Maeda et Isshi s’entendent pour bien établir la fragilité de cette civilisation où les moyens de communications, en informations comme en transports, sont censés être en flux continus. Désarroi quand le cellulaire ne fonctionne plus, ou quand le métro s’arrête, petits pépins qui font que l’on s’exprime, en « temps normal », comme s’il y avait là drame… alors que LE drame s’annonce par ces pépins, à l’insu de tous.
Oui, ces jeunes se posent de graves questions : faut-il avorter ou pas, se marier, mais avec qui ? Mais aussi comment fait-on le café, et cela dans la foulée… Oui, ils peuvent s’inquiéter pour autrui, mais est-ce vraiment et seulement par souci pour eux, ou ne serait-ce pas par inquiétude viscérale, cherchant un objet auquel se fixer ?
Mais de notre mort certaine, point question. Jusqu’à ce que sa possibilité devienne plausible, puis imminente…
Dès lors à quoi bon poursuivre une recherche, si la mort risque de nous interrompre, si personne ne reste pour cueillir l’héritage de nos études ?
Le spectateur est prévenu, d’abord par de longs moments de silences musicaux, qui rendent ensuite plus inquiétantes ces stridulations, puis ces quelques portées, plus loin, plaintives… Les personnages qui dérogent au look d’enfants privilégiés, et dont ceux-ci pourraient se détourner, deviennent, devant la menace commune, étrangement familiers les uns avec les autres. Et plus que plausible et en dysharmonie avec le cinéma commercial nippon, la présence de cette femme, la seule malade qu’on voit, de dos, au début, et qui ne le soit pas du fait de l’épidémie. Du moins semble-t-il. Femme forte, de bien des façons, et peut-être du fait d’être la seule à oser dire qu’elle veut la solitude… Sans doute ce qui se dit n’est pas le tout de ce qui se sent, mais si c’est vrai d’elle, alors pourquoi ne pas l’inférer de tous ces êtres qui allèguent la peur de la solitude ?
Dans quel monde vivons-nous, vivons-nous, nous japonais, nous que nos catastrophes ne se bornent plus à détruire leur seul pays, croirait-on entendre dire les auteurs. Nous vivions dans la conviction que nous appartenait la maîtrise graduelle de notre environnement, grâce à nos inventions quasi magiques, tant elles visent l’instantanéité des résultats : par elles, nous « mettons en scène notre vie, en êtres libres, décideurs de notre destin. En contrôle.
Voyez l’architecture dont nous nous environnons, ces teintes rassurantes, apaisantes, bleus graves et gris, surfaces lisses, parfois apparaît le géométrisme suggéré d’un panneau : tout dit qu’ici nous savons ! Nous savons faire ! Nous savons être. Nous sommes en contrôle, sans superflu, jusque dans l’hédonisme de notre gastronomie. Jusque dans l’emploi, avec économie, d’objets pour meubler notre décor de vie.
Or qu’advient-il si nos instruments eux-mêmes, voire nos jeux, comme celui des rumeurs, des mythes urbains, échappent à ce contrôle fantasmé ? La catastrophe n’aura-t-elle pas les qualités mêmes que nous recherchions avec nos instruments ? La même instantanéité ?
Le film ne m’a pas saisi dès le début : il tarde à présenter ce qui liera le sort des personnages. Cela rappelle la difficulté pour un néophyte, ce qu’Ishii n’est pas, de savoir rompre un plan, abréger. Cette tendance à prolonger une scène au-delà de ce qu’elle donne à pressentir me rappelle ce qui pouvait me gêner dans des films antérieurs de ce cinéaste, films dont j’ai par ailleurs été marqué, car Ishii nous entraîne volontiers jusqu’à ces mouvements de l’esprit dont les remous échappent aux mots. Peut-être cette intuition qu’il nous communique ne le peut-elle être qu’après cette expérience de vide ?
Mais surtout, si, en dépit, du brio de ces morceaux de conversations initiaux, je ne me sentais pas tout à fait engagé dans le récit, c’est que les protagonistes semblaient construits sur le modèle de ceux de tant de mangas, conçus pour être définis une fois pour toutes comme des types plus que comme des individualités : chacun résumerait une de ces catégories dont la culture japonaise se montre si empressée de créer des variations, des sous-genres.
Curieusement, c’est au moment où cette succession de «résumés» de comportements allait de l’agacement me faire glisser à l’ennui que l’irruption de la menace atteignant tous les protagonistes a converti en qualité le style « convenu » des héros. Alors même que la situation sort de l’ordinaire, le vernis des pratiques antérieures tient, résiste.
Les auteurs du film attestent ainsi de leur compréhension de la manière dont les « traditions », celle, individuelle, du tempérament, celle, collective des règles d’identification au groupe national ou générationnel, nous imprègnent à notre insu, opèrent en marge de ce que le réel nous oblige à considérer.
Voyez comme sont puissants les mécanismes sociaux et les habitudes individuelles, comment, même face à un monde métamorphosé, les rythmes habituels s’imposent, comment, par exemple, nous prenons hors de propos des photos, puisque nous pouvons maintenant en prendre tout le temps, avec notre téléphone.
Des signes anodins deviennent annonciateurs de tragédies. Une toux. Spasmes, convulsions : si le grotesque et le scatologique trouvent à s’insérer dans ce récit, sans qu’on les réduise à l’intention de choquer ou de fabriquer de l’horrible, c’est bien parce que le contrôle de sphincters est le premier acte dit de socialisation, de maîtrise de soi, et sa perte, le geste ou le non-geste ! le plus banal par lequel la maladie et le vieillissement humilient la personne qui ne peut même plus contrôler « cela ».
Quant à la quête d’originalité, l’humour noir l’écorche, avec ces variations sur la recherche du «mot de la fin ».
Le volontarisme n’opère pas non plus ici de miracle, notre ignorance déborde de notre science.
Contrairement au film de Yuya Ishii qui se clôt par des scènes tournées à Fukushima (j’ignore si c’est avant ou après le tsunami ), ce film-ci ne se réfère pas explicitement à ce lieu : le désir d’un des personnages de voir la mer prend une étrange résonance. L’expérience d’une catastrophe de double origine, une naturelle, l’autre bien humaine, anticipée sans doute par les auteurs, rejoint encore plus étrangement celle des spectateurs japonais, qui suivent au jour le jour les bulletins de nouvelles relatifs à la présence de radioactivité…
Le récit, qui est une forme de mise au point, en devient moins leçon qu’invitation à écouter, à écouter autour de nous.
Même la nature est atteinte, même le rêve, qu’on subodore à entendre certains discours anarcho-écolos, le rêve d’une planète plus belle d’être sans hommes, même ce rêve se trouve brocardé. Deux inserts tiennent à la fin lieu de séquences entières.
On notera que comme dans le film de l’autre Ishii, c’est une femme enceinte qui proclame la force du désir de vivre, mais son destin ici n’est pas le même… Toutefois, au désir d’accélérer l’accès à la mort des uns, à celui de persévérer dans l’être des autres, les Gakuryu Ishii et Shiro Maeda donnent ici priorité à l’appel à la vie, non tant par les épisodes choisis, voire le fait que le « vivez » soit lancé par deux des protagonistes à la fin, que par le travail sur la forme de leur film : d’aucuns trouveront que, devant la perspective de la mort, ni science, ni art n’ont sens. Mais vivre est faire, chanter et apprendre. Même l’agonie manifeste encore la violence de la vie.
Si ce film s’adresse aux rescapés de Fukushima et à tous ceux qui traversent des épreuves où la proximité de la mort s’impose, dut-on s’en éloigner temporairement à nouveau, oui, c’est bien par l’attention à ce que d’autres prendraient pour des « détails »: le choix du bleu et blanc du plan initial, dans lequel baigne la malade, celui de la composition où les lieux semblent dessinés, tant le jeu des lignes y est apparent, ces touches musicales qui viennent concrétiser notre appréhension vague, sans alléger notre attente, ces moments où l’image est cadrée de telle sorte qu’elle rend justice à ce qui provoque devant la vie notre ah ! d’admiration, et nous invite à chercher à quelles conditions nous le pouvons éprouver, et comment être tels que nous le puissions encore.

Afuro Tanaka de Daigo Matsui

Afro Tanaka correspond à un intermède dans mon survol des œuvres portant un regard plus cru sur la société japonaise et les formes que prend sa quête de valeurs.
La comédie était bien servie par le grand écran, mais surtout un public nombreux, bienveillant à en juger pas sa promptitude à rire, du moins dans la première partie.
Le récit interpelle davantage notre manière de nous soumettre à une narration qu’il n’exprimerait une conception de la manière dont les rapports de couple s’engagent : plus un ensemble de portraits des lieux communs aux fictions actuelles et aux reportages de revues sur l’art de séduire qu’un examen des modes intellectuelles en elles-mêmes ou une évocation innovatrice de la manière dont l’individu se construit dans sa relation aux autres. Entre satire sociale et parodie de genres, l’oeuvre incline plutôt vers cette dernière, du moins si je prends en compte les éléments esthétiques qui m’ont frappé.
Du point de vue des dialogues, les scènes qui m’ont le plus amusé et tout à la fois révélé le jeu de la façade et de l’intériorité (soto/naka ; omote/ ura) sont celles où, comme le Woody Allen de Annie Hall, le cinéaste oppose propos dits et gestes posés à pensées intimes.
Visuellement, il excelle à cerner par le retour d’éléments lumineux ou de teintes vives le désir plus que la réalité du bonheur : voici une société qui SE VEUT heureuse, mais avec tant d’artifices (surcharge d’éléments décoratifs) qu’on sent la solitude sous-jacente. La compense le sens de solidarité entre amis, lui-même nuancé par le jeu du dit et du non-dit.
Il faut reconnaître que l’espérance demeure un ressort encore puissant d’identification pour le spectateur, même quand le réalisateur s’amuse à le détendre…
L’effort du comédien (charge de la gestuelle, recours répété à l’art de la pose figée qui rappelle le mie du kabuki), le sens du récit avec ses enchaînements ubuesques ou se voulant tels mènent souvent à défoncer des portes qui me semblaient déjà ouvertes. J’ai souri, plus souvent que ri, et à quelques reprises ai connu des passages d’indifférence.
Il n’empêche que ce film condense les préoccupations récurrentes de la fiction récente au Japon : harcèlement scolaire, chute de l’idéal de vie rêvée au moment du passage aux difficultés de la situation économique, tension entre nécessaire contrainte dans l’expression de ses sentiments réels et nécessité égale, pour atteindre autrui et entrer en relations véritables, de parler avec sincérité, omniprésence de moyens de communication, moins signes de liens qu’expression de l’angoisse de l’attente et du désir de liens, enfin tendance à décomposer toute l’aventure humaine en étapes, comme si la maîtrise des processus allait produire des effets magiques.
En rappelant la prégnance de ces comportements et problématiques, Afro Tanaka dépasse le divertissement entendu comme fuite temporaire de nos soucis pour atteindre, par moments cette forme de jeu où se laisse entrevoir notre propension à nous laisser robotiser et enfermer dans un cycle de pensées réducteur.

Shinitasugiru Hadaka de Hidenobu Abera

Entre un crâne et une statuette d’ange, le héros de Nakedness which wants to die too much se tient en funambule sur ce qu’il croit être l’arête vive qui sépare la vie de la mort. Autant il aspire à celle-ci, autant il la redoute : il se résout donc à jouer son suicide.
Le cinéaste reprend ici LE thème classique maintenant du cinéma d’adolescent, celui de l’exclu (hikikimori), victime de harcèlement par le groupe, voire objet de déception pour sa famille, produit d’une enfance exposée à la mort. Mais le récit attache d’abord par son ton, puis par ce fil conducteur d’une évolution impliquant le passage par un renversement du statut de victime à celui de bourreau.
Ce dernier point se ressent à suivre le cheminement du héros dans sa relation avec la seule personne, Sayaka, prête à le défendre, à s’attacher à lui, et à laquelle il ne pardonnera pas d’abord de n’être pas l’ange qu’il la voulait être.
Dès lors, la statuette apparue en pré-générique prend une dimension double : par ce qu’elle représente, un idéal, mais aussi bien la réalité la réalité de la protection que la jeune femme apporte au héros, mais aussi par son style, rococo et sulpicien à la fois, signe d’une ouverture possible à la confiance, à l’abandon au sentiment ET à l’acceptation d’une part de délicatesse possible dans un monde autrement remarquable par son omniprésente brutalité. Le cinéaste d’ailleurs souligne comment la tentation de frapper devient jeu, comment le sens de ce que l’on fait disparaît au profit de la prétention de savoir qui a réussi à atteindre ou pas la victime !
D’une telle brutalité, le personnage de l’amie semblait dépourvue, aussi bien dans son allure d’écolière, que dans sa gentillesse, que dans ses gestes de tendresse. Or sa «saleté» tient à l’exclusion d’un type d’acte qui relève, pour elle, de l’ordre du bonheur et de la santé, du moins si l’on en juge par le style du film, plutôt que par le jugement des personnages qui la méprisent, Elle trouve à ce comportement ce qu’ignore le héros : une occasion de se réconcilier avec l’idée que corps ne soit pas synonyme de souffrance, et regard d’autrui de haine ou de mépris.
Le cinéaste n’épouse pas la ligne du soap a priori, le jeune garçon revenu de sa colère ne sauve pas in extremis la jeune femme ; la fin devient, il est vrai, confuse, entre gore qui serait «réel» et mise-en-scène et interprétation double possible d’une fin qui m’a paru exprimer davantage l’impossibilité pour le réalisateur de trouver une réponse à ses yeux satisfaisantes à la terrible question de l’existence de ce besoin de meurtre et de suicide. À ce titre, le réalisateur ne procèderait-il pas par son film comme son héros par sa boulimie d’enregistrements ?
À cette brève intrusion de l’esprit des films de fantômes, j’ajouterais à mon inconfort esthétique la reprise antérieure fréquente des mises-en-scènes de suicides. Pourtant la compulsion et le désir de mort et le harcèlement appellent la répétition, mais, dans le récit, les nuances de sens de l’une à l’autre sont trop ténues pour me donner le sentiment de découverte ou de révélation.
Sayaka sait que le mal n’est pas dans le geste lui-même dont elle recherche la répétition, mais dans le risque de s’y réduire et de réduire à son goût de le faire TOUTE sa valeur, d’ainsi faire fi de sa diversité de besoins et de qualités. D’où la nécessité de s’affranchir du commerce, par lequel une action est précisément réduite à sa valeur marchande. En refusant de l’écouter, le héros agit envers elle comme il souffre de voir les autres agir envers lui, et ce faisant, provoque des conséquences…
Mais s’il y a une présence plus active que la volonté (de contrôle de sa vie, de mise-en-scène en somme) des protagonistes, c’est le hasard. En est-ce vraiment un ? Car, comme un ange gardien, Sayaka survient à point nommé chaque fois…. Par ce choix le cinéaste manifeste qu’il n’endosse pas tout à fait le regard de « lucidité » de son héros : la vie ne se laisse pas borner par une définition.
Cela se traduit par le choix de mettre en valeur la vivacité de couleurs du vivant, comme une pousse, des fleurs, voire les états divers de l’eau, le scintillement du sable, la fantaisie dans l’ornementation du gâteau ou le rococo de la statuette.
L’usage des gros plans, plus fréquents que d’ordinaire, favorise l’identification du spectateur à l’hypersensibilité du héros, pour qui toute sensation de rejet, toute forme même laissent une impression. Le chaos s’ensuit, avec la difficulté de saisir en quoi ces éléments divers peuvent être harmonisés, avec aussi le risque terrible d’abattre sa garde par confiance donnée, d’être trahi par un acte, détail pour d’autres, dramatique pour lui : gros plans de personnes comme d’objets se relaient, et voici, en plan serré, Sayaka suivie en travelling : le cadrage en gros plan par une caméra à l’épaule exacerbe le tourment intérieur. Certains motifs médicaux donnent écho au déchirement du héros.
Mais le jeu de couleurs de paysages vus et de scènes vidéographiées, l’intrusion d’autres morceaux de musique s’ajoutent au choix d’événements, aux entrées en scène de Sayaka pour rappeler que la vie peut offrir des moments de grâce, que le désir de ne pas souffrir ne saurait être confondu avec celui de se suicider, que l’affection n’implique nullement la sujétion aux diktats de ceux par qui on voudrait être accepté.
Compterait plus que tout le temps pris à écouter le récit de la vision d’autrui, en son développement.
Par là le film rejoint les trois premiers commentés.
De cette écoute le style, le ton, le récit donnent exemple.

Sensei wo ryuzan saserukai de Eisuke Naito

Toute vie, fut-ce celle du fœtus, est un phénomène qui irréversiblement aura été. Toute vie s’achève dans la mort. Entre ces deux propositions s’articule ce récit cruel, glacial souvent, dense, inquiétant dès l’énoncé du titre : Let’s-make-the-teacher-have-a-miscarriage-club.
Dès l’ouverture, j’ai été saisi par cette rangée de jeunes filles, adolescentes en début de secondaire, impassibles devant la mort d’un animal.
Mizuki, la leader, s’empare d’un corps d’animal, et, comme elle le fera par la suite, avance avec détermination en un mouvement d’ascension, dont la fin est de précipiter les choses dans leur chute ! Aux rires de ses compagnes, elle riposte par un « qu’y a-t-il de drôle », qui la rend terrifiante.
Le spectateur ignorera jusqu’à la fin, contrairement aux héros des films précédents, la nature de l’enfance de ces ados, et voilà pourquoi, graciles ou boulottes, en tout cas vulnérables, la vulnérabilité même de ces jeunes filles ajoute à notre impuissance devant la soif de détruire, qui les fait se lier en club. Pourquoi cette détermination à faire le mal ? Silence sur les motivations individuelles…
Le signe de ralliement du club ? Un pacte. Écrit en caractères sur le mur de leur repaire, maison abandonnée, bric à brac de débris où elles jouent avec un rat mort, comme Mizuki avec le cadavre d’oiseaux.
L’adversaire ? Une prof de chimie. Enceinte. Encore une fois, notons-le, la combativité trouve son incarnation dans une femme en cet état. À deux reprises, dont une par un sabotage digne d’une narration d’Hitchcock, en quelques plans, le club d’écolières essaie de provoquer l’avortement annoncé par le titre. Cela permet au cinéaste, via une collègue de la prof et une assistante sociale, de rappeler la loi tant à propos de l’interdiction de frapper les élèves que du statut du foetus comme être pas encore « humain ».
La prof, donc, tient tête, et en paiera le prix. Elle s’oppose moins aux enseignants qu’à la mère très protectrice d’une camarade sous l’emprise de Mizuki. Or les dialogues sont ainsi faits que l’enseignante a l’air, par sa manière de se défendre (et de refuser de s’excuser pour son comportement envers les élèves) d’une nostalgique d’une ère de discipline révolue. Surtout l’ancien prof que je suis tique à la réplique qu’exaspérées devant le manque de soutien de ses collègues elle lance pour expliquer ce à quoi on semble vouloir réduire le rôle des enseignants désormais.
En même temps, l’ancien prof sait bien que celui qui passe tout n’est pas forcément celui qui aime le mieux.
Et le cinéaste joue de ces deux éléments, pour ajouter à la tension.
Le film progresse par plans en caméra stable, qui se prolongent sur des lieux et des visages d’adolescentes impassibles, ou rieuses à contretemps de ce que l’on souhaiterait. Une exception d’autant plus efficace : la charge dans un corridor de Mizuki déchaînée, filmée en caméra mobile et instable qui semble participer à la retraite de la prof.
Contrairement aux diverses scènes de harcèlement de Nakedness, celles de ce film m’ont horrifié parce leur inévitabilité. Le spectateur aura des surprises, dont le retour sur la logique des éléments donnés par le cinéaste confirmera combien le comportement de la prof demeure cohérent. À sa question à ses élèves : que feriez-vous si on attentait à votre enfant, écoutez sa réponse. Manifestement, pour le cinéaste, consentir au réel et refuser de faire comme si rien ne s’était passé, seraient justement le moyen d’éviter l’irruption de la violence devant l’inéluctabilité de la mort, et la condamnation de toute vie à l’insignifiance.
Nous nous trouvons aussi impuissants que le prof, et plus qu’elle, puisqu’elle ignore les préparatifs auxquels nous assistons : une écolière «motivée» détourne ce qu’elle apprend de son cours de chimie en arme contre sa prof, transforme la science en sorcellerie (dessein maléfique, culte du secret contraire à la science, clandestinité), par là met en question l’usage que nos propres sociétés font de la connaissance. Et rejoint la suite des films de fantômes où la peur de la puissance indéterminée, insaisissable de la femme est projetée par le mâle perplexe. Ici, en tout cas, la lutte se tient entre femmes, le mâle a perdu toute capacité de tenir tête, de porter attention.
Mizuki regarde en face ce que d’ordinaire on cache, la mort des oiseaux, des lapins, elle applique à la traîtrise la loi du talion. Et attend. Attend qu’on soit plus maligne qu’elle : l’implore-t-elle ? Rétrospectivement. Peut-être.
Peut-être.
Car c’est une des qualités de ce bref récit de soixante minutes que de laisser plus de choses dans l’ombre sur les explications qu’il n’en découvre. Ce que le film propose comme pensée déborde ce que la prof définit comme juste.
Les sources nipponnes du sentiment du lien avec tous les vivants sont réexaminées, sans références théologiques explicites, mais le vent et les virolets ont un petit air de Jizo, divinité protectrice des fœtus et enfants morts, statue qu’on trouve à la croisée des chemins. La seule immersion dans la nature ne suffit pas à ces écolières pour donner le sens que la vie puisse avoir du sens : ce qu’elles choisissent d’en retenir ne mène pas forcément à la reconnaissance. Il faut le passage et l’apprentissage par les symboles, cette écriture par exemple qui traduit la personnalité autant qu’elle décore la classe, atteste par son affichage du progrès dans l’apprentissage, autant qu’elle peut servir à consacrer un rituel de violence…
Le cinéaste recrée en une petite ville, proche de la nature, du vert vif des rizières, un microcosme de notre univers urbain, pose la question : comment libérer un enfant de l’idée fixe que la mort frappe tout de son silence ?
Là où l’impuissance à répondre à une question qui s’impose entraîne d’autres cinéastes à projeter en monstres à trois têtes l’insoluble, ici, sur le ton qui rappelle celui de Bresson, avec sa rigueur de cadrage ( horizontales, lignes brisées), sa puissance de gestes, Eisuke Naito réussit un récit où s’allient espérance et consentement au réel, reconnaissance du besoin de la parole et nécessité de prendre au sérieux les questions.
Sans tenir pour rien les gestes.

Chonmage Purin de Yoshihiro Nakamura

A boy and his samurai, le titre en anglais, annonce la confrontation entre deux âges : biologiques, avec enfant et père de substitution, historiques, avec l’apparition en 2009 d’un samouraï de 1826.
On s’attend à un festival d’anachronismes, à des quiproquos, on se demande ce que fera de son sabre ce guerrier fourvoyé dans un monde de salariés et de fonctionnaires… Le titre japonais réfère à la coiffure, la toque, distinctive du samouraï, mais établit un lien insolite avec un flan (purin): ainsi l’association pâtisserie/ guerrier préfigure-t-elle ce par quoi ce film sort de la simple parodie ou du burlesque pour esquisser une analyse amusante et amusée de la modernité.
Sans doute ce film ne bouscule-t-il pas la manière dont on a recours au langage cinématographique. Musique et plans sont soumis aux impératifs de lisibilité du scénario, ne distraient jamais des nuances entre malentendus du samouraï et ceux de Tomoya, le garçonnet, ou de sa mère, Hiroko.
Ainsi, la musique peut-elle aussi bien emprunter à des rythmes latins qu’à des sonorités de tambours familières à l’époque Édo, que devenir sentimentale, au moment où un personnage atteint le point limite d’un aveu ou d’une reconnaissance.
De même, les plans d’ensemble et les cadrages en pied sont-ils dominants, de façon à ce que jamais le contraste entre habillement du guerrier et instruments de modernité ne soit escamoté.
Mais l’originalité du récit tient à cette façon moins d’opposer la surprise, attendue, du voyageur temporel devant les moyens modernes de locomotion, de communication, de cuisine que dans le contraste entre le discours sur le travail, digne du code du guerrier, et les pratiques, insolences, libertés effectives des employés. Ainsi se trouve suggéré comment ce discours ne s’est pas ajusté aux conséquences de la prolifération de technologies modifiant le temps de réalisation, d’attente, aussi bien que l’énergie requise par l’individu. Le récit souligne aussi que l’économie d’énergie, curieusement, n’empêche pas une accélération des exigences et du sentiment d’urgence. Bien entendu, cette constatation abstraite, ce n’est pas le dialogue qui la fait, mais elle est implicite dans les situations et actions, énergiquement, tendrement, fermement jouées par les comédiens.
Film à voir avec les enfants de plus de dix ans, leurs parents et les grands parents, récit varié en genres, de la comédie au mélo en passant par le bref film de chambara, Chonmage Purin est construit sur le mode de la boucle : le texte initial qui apparaît en pré-générique et qui semble relever de l’intemporel, rejoint à la fin le temps de l’action, se colore d’une portée différente, inscrit le récit dans la tradition religieuse et narrative, en même temps qu’il met en évidence la singularité du héros.
Si l’appel à être fier de ce qui vient de son passé, à ne pas céder aux modes étrangères, apparaît, tel qu’attendu par le sujet, en revanche, comme dans Mitsuko delivers, c’est à la sincérité, à l’engagement dans l’action choisie que nous sommes conviés : à cette condition, l’ouverture à ce qui vient d’ailleurs nous est présentée comme tout à fait compatible avec la tradition. C’est que celle-ci vivifie par l’esprit plus que par les formes. Mais comment reconnaître l’esprit de la forme ? À ce que le réel singulier, les individus en leurs aspirations, le monde en ses conditions nouvelles, sont pris en compte !
Lorsque la valeur propre des gens, celle de leurs convictions, n’est pas mise en lien avec ce qui change et ce qui demeure, la cruauté, l’indifférence, le formalisme pointent.
On appréciera, comme dans Nakedness ou Afro Tanaka, sur un mode ici plus nuancé, voire admiratif, l’aptitude à décomposer en kata, modules d’action, les opérations d’un art. On appréciera comment ce récit, éloge de ce qui demeure vivace de la tradition autant qu’appel à la sincérité, avec humour, s’appuie sur un phénomène de mode : la cuisine des chefs ! On sourira à cette fiction devenue comme un manuel de savoir-tenir-maison à l’intention des mâles ! Ainsi l’esprit trouve-t-il à se métamorphoser en des actions où on n’en n’attendait pas la manifestation, par là se reliant à la tradition narrative du film de fantômes…
Avec ce film, se clôt donc de manière gracieuse mon passage à Fantasia.

Bilan

Si aucun film, parmi ces six, ne m’a laissé avec le sentiment d’être devant un moment d’approfondissement et de recréation du cinéma, devant une oeuvre qui marquerait l’atteinte d’un ordre différent de ressentir et d’exprimer en cinéma le rythme des hommes, en revanche j’ai pu voir des films qui m’ont nourri. Les uns l’ont fait par l’éclairage apporté à des aspects de la société japonaise (Afro Tanaka, A Boy and his Samurai, Mitsuko delivers). Les autres, par leurs essais pour varier les modes de narration (Is’nt anyone alive ?, Nakedness which wants to die too much), m’ont poussé à cerner de manière nouvelle pour moi mon point de vue sur les thèmes qu’ils abordaient, comme à m’interroger sur la façon dont le style perçait mes défenses, enrichissait ma perception.
Dans le cas du récit de Gakuryu Ishii, en dépit des hauts et des bas de mon attention, cela a été jusqu’à me faire prendre conscience de l’importance des habitudes de pensées et de réactions dans l’adaptation, ou son échec, à la nouveauté. En cela, si celui de Nakamura y répond avec des voix nuancées, Gakuryu Ishii m’est apparu stimulant comme à son habitude, un peu à la façon dont Sion Sono et Takahisa Zeze, également auteurs de films où mon niveau d’enchantement oscille à l’intérieur d’une même œuvre, réussissent souvent à me faire entrouvrir une fenêtre, porter jusqu’aux mots une intuition jusque là vague.
Sans être une œuvre dont le traitement de la matière cinématographique rejoindrait celle des Ozu, Kobayashi, Oguri ou Kore-eda, Let’s-make-the teacher-have-a-miscarriage-club d’Eisuke Naito est celle qui, à la fois comme éclairage sur la société peinte, l’ouverture sur les ténèbres de la condition humaine et le ton et le rythme soutenu du récit, m’a laissé la plus vive impression, et ouvert avec le plus d’acuité, continument, à cette expérience de vision et de bouleversement dont le cinéma peut être la voie.


No comments:

Post a Comment