par Claude R. Blouin
Le festival du
nouveau cinéma de Montréal propose dans sa quarantième édition un
éventail de films japonais, divers par les tons, poussant chacun à
la limite une esthétique. Après deux films, toutefois, mon
attention s’est fixée sur la place des femmes. Je me suis rendu
compte que les récits venaient animer ma réflexion dans une
direction donnée et que pour rendre compte de l’impact, du moins
en son aspect conscient, de la réception des œuvres en cause, il me
fallait relever ces détails dont l’avènement surprise constitue
pour beaucoup le charme du cinéma. Ces derniers préféreront lire
le texte qui suit, plus analytique que critique, après avoir vu les
films.
Toutefois, autant
que faire se peut, j’ai omis bien des exemples concrets qui
constituent le corps même du cinéma, en sorte que toute surprise ne
sera pas abolie pour les lecteurs qui aiment comparer leur perception
d’une même réalité avec celles des autres. La perception du réel
selon les individus sera d’ailleurs un des leitmotive de mes
commentaires, un film portant tout entier sur la tragédie qu’est
pour un individu le fait de ne plus savoir distinguer entre
hallucination et perception.
Des contraintes de
temps m’ont fait rater « Shirome », de Kôji Shiraishi, « La
ballade des possibles », film dont Tran Hanh Hung, connu par son «
Odeur de la papaye verte », a situé l’action au Japon. Eric Khoo
a consacré à Yoshihiro Tatsumi, sous le titre « Tatsumi » un film
que je verrai en salle ultérieurement, appâté par le respect que
j’ai pour l’auteur de mangas. Philippe Grandrieux brosse un « Il
se peut que la beauté ait renforcé notre résolution : Masao
Adachi », cinéaste anarchiste, encore militant à 72 ans :
aurai-je l’occasion de le voir? À ma connaissance, il ne serait
pas acheté encore par un distributeur canadien.
C’est donc
autour des personnages féminins, ou plutôt de la représentation
des femmes, que s’est imposée la ligne directrice de mon
témoignage sur la manière dont les films japonais me donnent à
penser.
Naomi Kawase « Hanezu no
tsuki»
Kawase reste fidèle
à sa manière d’intégrer ses choix stylistiques aux pensées
qu’ils provoquent. Mais elle y joint cette fois une ambition plus
vaste au plan narratif : celle d’associer intimement la vie de
ces deux hommes et de cette femme à celle du village, voire de tout
le Japon. C’est qu’on vit, en ce lieu, sur les ruines de la
première capitale du royaume.
Aux premiers mots
récités en voix off par une voix masculine et qui racontent les
luttes entre deux hommes pour une femme, et les rapports de sites
entre eux, qui se jouent depuis des siècles, s’oppose une image de
mécanisation très moderne : tapis roulant charriant terre et
pierres concassées. Boue, rayon de soleil réfléchi dans l’eau
sale. Carrelages. Ceux-ci seulement associent l’image et le texte
définitivement, attestent que nous ne sommes pas ici dans une
entreprise de défiguration d’un paysage magnifique, de destruction
d’une histoire au profit de gains à court terme, mais bien de
recherches pour restituer la figure même de ce passé, relier la
modernité à ses origines. Par l’archéologie, faire sens.
Cette imbrication de
l’homme dans le paysage s’exprime par la nature des individus
dont Kawase raconte un moment de vie. Les deux hommes apprécient
leur environnement : le mari, au point de se décider
éventuellement à abandonner un travail de relationniste journaliste
pour ouvrir un restaurant de plats locaux; l’amant, en travaillant
le matériau issu du lieu, le plus ancien. Tous deux cuisiniers, tous
deux contemplatifs. Le premier plus engagé, i.e. voyant aussitôt
l’impact sur la communauté de ses découvertes hédonistes sur la
saveur des plantes locales. Le second, plus près des occupations de
la femme, en tant que sculpteur : elle est artisane, teinte à
partir des fleurs du lieu (carthame, gardenia) ses objets de
création. D’ailleurs le « hanezu » du titre ( Lune rougeâtre? )
renvoie à une nuance de rouge, elle-même, selon la concentration,
susceptible d’effets divers sur le spectateur, selon la scène où
il la voit.
La femme, entre amant
et mari, semble avoir trouvé un équilibre, comme si, dans ce
village loin de l’énervement des villes, et où, comme le
sculpteur, les cultivateurs apprécient les vertus de la patience et
de l’attention aux soi-disant détails, l’héroïne semble et
poursuivre une activité de création propre et soutenir celle de ses
comparses.
Ce regard attentif
aux beautés dérobées à l’environnement le plus familier, il se
traduira, entre autres, par ces cadrages dans le cadre, dessinés par
une cloison ou une fenêtre, qui révèlent dans le lointain… ou un
coin, tel mouvement du vent trahi par celui d’un tissu léger.
Si les vieux, réunis
entre hommes, regrettent le temps où les enfants animaient les rues
et l’école du village, les femmes de cette génération sont
présentées dans leur jardin ou chez elles, servant d’intermédiaires
entre pères et fils ou fille. Cette génération, qui a dû
sacrifier l’épanouissement des sentiments amoureux à celui de
l’intérêt des familles et du village, s’oppose à celle de la
génération des protagonistes, créatifs, imaginatifs, mais sans
enfant. Or quel est le sens de la tradition, s’il n’y a pas
d’enfants, déclare, au début, un vieux?
Et, si faire un
enfant ne répond qu’au désir d’accomplissement de soi des
géniteurs, quels comptes demanderont-ils, quand la souffrance de
vivre leur paraîtra excéder son plaisir? Comment le besoin de ne
répondre qu’à un ordre venu de soi favorisera-t-il la
reconnaissance d’un ordre hors de soi? Ou l’attraction du chaos
sera-t-elle la plus facile, celle qui paraîtra évidente?
Le film m’entraîne
à poser, parmi d’autres, ces questions.
Car, si, au départ,
ce triangle écolo, sachant vivre au rythme des saisons, paraît
avoir trouvé la formule gagnante, critiqué l’excitation
superficielle et consommatrice de la civilisation des villes ( bien
lointaines ), en vérité, il glisse lentement vers une tragédie,
pourtant annoncée par ce récit issu des temps anciens, soi-disant
par conséquent harmonieux, où la vie aurait été mieux intégrée
à la nature que la nôtre. Récit, notons-le, repris quelques fois.
Autre signe
annonciateur : ces deux hommes aux traits correspondants, se
distinguent, là même où ils se ressemblent. Ainsi de leur
attachement à l’oiseau. L’un aime un canari, encagé. L’autre
cohabite avec un couple d’hirondelles, volant librement. L’héroïne,
comprend-on, projette son sort en celui des oiseaux observés. Mais
aussi bien, le canari répond au destin d’un homme d’ordre, qui
songe s’émanciper, tandis que les hirondelles épousent le rythme
propre à celui qui va où les circonstances l’amènent.
Non, le triangle
n’est pas parfait. Un côté se révèle inégal, celui du mari,
ignorant le lien entre les deux autres. Et l’héroïne découvrira
que la vérité peut tuer. Mais le mensonge blesse. Et est-ce
seulement un mensonge?
Le constat
d’étanchéité du monde des mâles et de celui des femelles,
débordant celui des individus, pour se déterminer a priori par le
sexe, ne déciderait-il pas, dès l’origine, de malentendus?
Engendrer ne pourrait-il être qu’une forme d’artisanat, un mode
d’accomplissement de la mère? Est-ce vraiment par impatience de
l’irrésolution dont elle accuse l’amant qu’elle fait
l’affirmation que seul le spectateur, du moins tant que le film
dure, pourra interpréter comme étant un possible mensonge?
Car si l’amant et
la femme, séparés, demeurent dans le village, enfants du village,
le mensonge sera impossible…
Cette ambiguïté
préservée est servie par l’apparition du grand-père de l’amant,
alors qu’il avait vingt-cinq ans, était soldat. Ce grand-père
avait été frustré par les familles de l’amour qu’il éprouvait
pour celle qui deviendra la grand-mère de l’héroïne. Ainsi ces
êtres fantomatiques que la direction des regards de l’amant ou de
la femme laisse penser visibles à eux, ces êtres fantasmes donc ou
fantômes, réels ou imaginaires, interviennent, unis par un enfant
amoureux des pierres, que le grand-père jeune soldat questionne sur
cet amour, et qui sera le vieil homme expliquant au descendant de ce
soldat, l’amant, son travail d’archéologue.
Mais Kawase, en
introduisant des personnages dont le degré de réalité est sujet à
caution, rend possiblement fantasmatique toute scène où l’effet
visuel relève d’une composition et d’une attention qui se
donnent à voir pour elles-mêmes. Ainsi de celle du mari découvert
quand sa femme s’excuse.
Chacun est enfant du
village, donc, pas seulement de ses parents. Mais ainsi perdurent
aussi les souvenirs d’amours déçues : l’histoire
individuelle tisse celle du groupe. Le mot qui donne son titre au
film est lui-même si particulier à une époque et un lieu qu’il
est passé d’usage, aussi étrange pour l’ensemble des Japonais
que pour le reste du monde.
Et chaque enfant
l’est de la nature : les gros plans, de longueurs
équivalentes, d’une araignée, de sa toile, de fleurs, d’un
visage humain le soulignent. De même, les couleurs d’origine
végétale, du lieu donc, annoncent celles de choses d’une autre
nature, mais tout autant associée à la nature vivante en l’homme…
Jusqu’à ce plan en
pied de l’héroïne dans une clairière, se baignant de rayons de
soleil. Est-elle seule alors?
L’homme est
toujours vêtu : se raser devient l’acte le plus proche d’une
métamorphose annoncée. Sera-t-elle comprise par la femme?
Le corps de celle-ci
ne se découvre dénudé que lorsqu’elle se sent étrange ou
étrangère : la première fois, le contexte laisse penser
qu’elle imagine la vie dont elle serait porteuse, tandis qu’elle
se touche le bas-ventre. Dans le second cas, nudité plus esquissée
qu’affirmée, elle cède aux caresses désespérées de l’homme à
qui elle a avoué en aimer un autre. « Pourquoi ne m’as-tu rien
dit? » : tel est le paradoxe de ce triangle qu’on y partage
ce qu’on voit faire, mais qu’on y échange peu sur ses états
d’esprit, et pas longtemps : ici, premier indice d’ailleurs
que le monde ne soit pas idyllique, la femme avouera sa tristesse, là
le mari qu’il songe à rester auprès d’elle. Mais ce silence sur
les émotions, cette foi dans les gestes, s’ils sont des éléments
qui expliquent l’inaccessibilité ultime des êtres, n’en sont
pas la cause. Notons aussi que la passivité et l’étonnement face
au silence sur les émotions proviennent des mâles… La femme
attend des actes.
Dans l’univers de
Kawase, les émotions qu’on peut lire sur les visages deviennent
moins signes décodables que perturbations, comme les phénomènes
météorologiques. Certes, on peut leur trouver des causes, mais
souvent elles se produisent : le contexte nous les fait alors
interpréter d’une façon. La connaissance d’un élément nouveau
modifie le sens, ou la portée du moins, de ce qu’on avait déduit.
Dans ce monde, à la
fois la solitude est souffrance, car chacun a un point où il réclame
aide, mais elle est aussi l’occasion d’échapper aux malentendus!
Une occasion de bonheur, ce qui touche de manière propre chacun,
l’objet fut-il perçu au même moment avec plaisir par des
complices, jamais toutefois tels qu’ils puissent être assurés de
lire tout à fait en autrui ou la même chose.
Loin d’un récit
bucolique, et précisément parce qu’il fait se dérouler sous nos
yeux une société sans problèmes matériels, la moins destructrice
qui puisse être de son environnement, le vénérant même, « Hanezu
no tsuki » nous invite à une tragédie, à constater, la tradition
même l’atteste, la pérennité du conflit entre hommes pour
l’amour. Mais Kawase laisse poindre l’idée que cette tragédie
ne réside point entre les rivaux pour la femme-enjeu, mais bien dans
l’existence d’univers parallèles, d’où des signaux peuvent
être envoyés, voire des expériences partagées. Mais, comme les
malentendus le rappellent, seul demeure un contact à jamais élusif.
Shinya Tsukamoto « Kotoko »
Shinya Tsukamoto nous
invite à accompagner l’évolution d’une femme seule, non tant
par son identité sexuelle, que par l’horreur qu’elle ressent
pour elle-même. Certes, elle se défend de la présence des hommes
en portant une bague, pour laisser croire qu’elle est engagée,
alors qu’elle est mère célibataire. Et certes, on la voit
agresser ( de quelle manière! ) deux hommes. Cela l’inscrit dans
la tradition du conte, de la représentation de la peur du mâle face
à la violence contenue de la femme, imprévisible et insatiable dans
son besoin d’attention.
Mais l’héroïne
bouscule aussi les femmes, et, a contrario, sa sœur semble avoir su
trouver un rythme de vie harmonieux avec ses enfants et son mari.
L’héroïne
hallucine et voit en double un même être, sans pouvoir départager
celui qui est fantasmé de celui qui est réel. Aimant son enfant,
elle se sait menaçante pour celui-là même qu’elle veut protéger.
Tsukamoto persiste donc à prendre comme objet de cinéma
l’insoutenable. Cela se voit dans le fait de filmer les actes
d’automutilation, faits, dit l’héroïne, non par désir de mort,
mais pour revivre l’étonnement qu’impose la férocité du désir
de vie.
Toutefois, un
romancier s’attachera à cette femme qui ne lit pas, se dira prêt
à ne vivre que pour elle, contribuera à sa réhabilitation en la
convainquant qu’elle mérite mieux que la haine qu’elle a
d’elle-même. Et s’en ira… La rechute de l’héroïne confirme
l’insatiable besoin d’attention que sa vie réclame. L’être
biologique peut bien lui imposer un désir de survie : le regard
d’autrui, qu’elle semble vouloir fuir, est ce par quoi aussi elle
tient en vie. Ainsi les gestes d’affection donnés à l’enfant
lui seront-ils retournés quand, devenu ado, il rendra visite à sa
mère muette : il refait le geste d’adieu, de surgir après
être disparu, en agitant la main. Surtout, il tend vers elle, comme
Adam retournerait à Dieu son geste, un doigt qui cherche, élusif,
celui de la mère.
Cette allusion au
geste créateur rejoint un autre thème du récit : celui de la
fonction unificatrice de l’art. Quand elle chante, l’héroïne
est juste dans son rapport au monde. Le style du cinéaste en
témoigne : son film est bien sa façon de chanter!
Il associe au blues
chanté en anglais avec son refrain « without you » les teintes
bleues qui encadrent le visage de la chanteuse. La chanson japonaise
reprise, comme la précédente, à quelques reprises, lie émotions
et Okinawa, s’enracine donc dans la culture ancienne et populaire
et se chante sur le rouge du sang et du soleil national. L’accompagne
le papier plié avec ses teintes vives, simulacre humain de la
vitalité des fleurs, de la splendeur de la mer dont l’image ouvre
et clôt le film.
Cette femme jugée
malade, protégée d’elle-même par la société, saisit certains
des traits de folie, et des rituels d’expression ( clichés sur
famille et travail ) de la société : même le travail monotone
qui consiste à souligner d’un trait rouge des annonces
immobilières, le mot « sale » ( vente ) étant le premier à être
mis en évidence, varie, et les variations des soulignés trahissent
l’état psychologique de l’employée, la façon dont le
conformisme de la tâche soi-disant la plus simple est sujet à
modifications.
Cette femme seule
nous renvoie à nos propres possibilités de folie, à nos terreurs,
dont l’art est un moyen de juguler la force autodestructrice.
Kawase nous le montrait aussi par cette scène où le sculpteur se
blesse. C’est dire comme la fragilité de l’héroïne de
Tsukamoto et sa sensibilité aux motifs récurrents qui encastrent sa
pensée nous terrorisent d’autant, que le cinéaste formellement
joue sur les leitmotive et filme comme s’il était un membre de la
famille, comme on le faisait en super 8, en accompagnant les
mouvements de celle qu’on mettait en foyer : l’agitation du
cadre double celle du personnage, notre nervosité visuelle imitant
la sienne, plus intime. Surimpressions et fondus enchaînés font
partager l’impuissance à distinguer le réel de l’halluciné.
Sang, larmes, morve;
pluie, vague, soleil. Le corps est individu. Le discours de l’héroïne
sur les galaxies et les vies probables d’êtres pour qui nous
serions les extraterrestres révèle un savoir plus grand, plus
assimilé qu’elle ne le soupçonne, et colle à celui du cinéaste
qui filme le corps de l’héroïne comme s’il était une planète,
avec ses parties érodées. Corps tuméfiés de l’amant et de la
mère et de l’enfant. Et si la danse sous la pluie ou le chant qui
s’épand en gestes sont les moments de grâce possible, c’est
bien parce que toutes les ressources du corps semblent avoir trouvé
le moyen d’agir de conserve, au lieu de s’éclater en exigences
contraires.
Le corps humain de
l’héroïne deviendrait-il figure du corps social?
Le serait-il que rien
n’allégerait le constat de l’unicité de chacun :
communique-t-il? Ce sera toujours avec le sentiment que comprendre,
c’est reconnaître qu’on ne sait pas tout. Ni de l’autre, ni,
surtout là où la maladie mentale frappe, de soi.
Il y a deux semaines,
je me suis trouvé voir le film de Izumi Takahashi, « Aru asa, soup
wa » : réalisé en 2006, riche en contre jours ( comme celui
de Tsukamoto ), comme ce dernier, il montre les efforts d’un être
humain pour en aider un autre, engagé dans son angoisse ( et attiré
par le discours réconfortant d’une secte ). Il est aussi un
constat d’échec du couple, comme le Kawase. Mais ce couple était
sans enfant. Ici, dans les films de Kawase et de Tsukamoto, que ce
soit sous la forme de promesse avec le premier, ou avec un enfant
effectif et grandissant harmonieusement avec le second, on se trouve
devant des femmes dont la quête d’accomplissement, réalisée en
des fonctions artistiques, nous place devant la question de la raison
d’être de la transmission non plus de tel savoir, mais de la vie
elle-même.
Mon film préféré
de ceux qui sont ici commentés.
Sion Sono « Koi no tsumi »
Je n’ai pu voir
qu’une cinquantaine de minutes du film de Sion. Il me semble
légitime, non de le critiquer, mais de rendre compte de la façon
dont cette partie est entrée en dialogue avec les deux premiers
films commentés.
Au plan formel, la
caméra épouse les méandres d’une promenade dans le quartier où
l’héroïne, Izumi, nous apparaît, curieuse de ce lieu où se
concentrent love hotels et commerces dévolus au sexe, avec
leurs annonces omniprésentes et colorées, objets découpant
l’espace en morceaux aux teintes vives, introduisant le baroque au
coeur des villes où devraient triompher cet anonymat et ce
conformisme attendus de la vie publique. Plans brefs, coups d’œil
donc! Impression de nouveauté, de possibilités de sortir du rôle
dont Izumi se sent prisonnière.
La caméra cadre les
visages, et, comme avec le Tsukamoto, enregistre les mouvements du
déplacement de l’héroïne, fait participer à l’excitation de
sa curiosité.
Cette Izumi,
présentée en femme prisonnière de son rôle d’épouse d’un
homme qu’elle juge supérieur, stressée par l’idée d’être à
sa hauteur, devient une femme en quête d’un maître. Une autre
femme, Mitsuko. Professeure de jour, on la voit donner un cours sur
la prudence qu’on doit accorder au poids des mots : elle-même
taxe son exposé ( admiré par Izumi ) d’artificiel, et entreprend
de lui faire comprendre de quelle façon, le corps, encore lui! est
seul instrument de substance, seul à donner sens aux mots.
Cela mène à son
activité de prostituée, la nuit. Elle y initie Izumi. Voici donc le
thème cher à Akira Kurosawa et à combien de westerns, repris entre
femmes, dans la modernité d’un univers où ce qui a prix ne peut
être que ce qui en a un monétaire. La gratuité y est imposture. Le
salaire, seul garant du savoir. Puisque savoir, c’est savoir par le
corps, quelle sagesse devra être celle de la prostituée, et combien
légitime le fait d’être payée, et suspect celui d’accorder
gratuitement son savoir-faire! Attention! Il n’y a pas de tarif
fixe, mais il est impératif de payer. Comme en psychanalyse, en
somme! Mais, contrairement aux psychanalystes qu’on peut entendre
dans le stimulant documentaire de Gérard Miller, « La première
séance », le ton plein de colère et les phrases incisives de
Mitsuko laissent subodorer que son explication relève plutôt de la
rationalisation. Notons aussi qu’elle excepte du monde du salaire
la rencontre sexuelle inspirée par l’amour. C’est donc le cercle
du plaisir qui autoriserait, selon elle, la vénalité. Et l’amour
qui mènerait à un autre monde échappant à l’économie
marchande.
À quel « crime »
ou « faute » ( vénalité? Mensonge? Simulacre? Idéalisation?
Agression? ), à quelle conception de l’ « amour » le titre
japonais renvoie-t-il?
Le narcissisme des
hommes, en particulier du mari d’Izumi, mais aussi celui des
clients, voire du magicien est brocardé, mais de telle sorte que sa
représentation éclaire ce qui se joue sous le discours d’échange
entre argent contre plaisir. Timidité, élégance, gentillesse
seraient des masques cachant et violence et désir de
toute-puissance. Mitsuko n’offrirait pas une expérience de
sensualité, ne répondrait pas tant à un besoin hédoniste de
caresses qu’à un fantasme de contrôle : selon le prix, elle
permet au client de faire « ce qu’il veut ». Ce serait moins la
nature de l’acte et son effet sur les sens qui donnerait
satisfaction que le fait de « pouvoir » faire. En cela, Mitsuko
partagerait une attente avec son client, puisqu’elle retire
satisfaction du fait d’obliger à payer.
Par la suite du
récit, Sion manifeste-t-il son adhésion à cette proposition ou la
montre-t-elle comme étant illusoire? Quel amour est-il possible pour
Mitsuko de connaître? Qu’en sera-t-il de l’impact de la
prostitution sur les relations amoureuses d’Izumi?
Cette dernière endossera-t-elle tout à fait ce discours?
En tout cas, Sion,
fidèle en cela moins au porno amateur qu’à la tradition du pink,
montrera en trente secondes son héroïne passant du refus à la
jouissance d’un acte que Mitsuko la somme de faire. De même, avant
cela, l’amant de passage, magicien charmeur ou se voulant tel,
métamorphosé en amant dominateur, la contraindra-t-il à un acte
dont elle ressent gêne ET plaisir. Aussi peu vraisemblable que la
rapidité de cette métamorphose puisse me paraître, mes
connaissances étant bornées dans la richesse des possibles, je
souscris toutefois à la plausibilité de l’existence de ces deux
visages, plus nuancés chez Izumi que chez Mitsuko. Au point
d’ailleurs que la partie que j’ai vue m’a semblé laisser voir
le squelette du récit, attirer l’attention sur le processus de
dramatisation, surtout pour le personnage de Mitsuko.
Celle-ci, a priori,
me semble si désireuse de contrôle ou de s’en donner
l’impression, qu’elle ne peut que cacher une terreur abyssale,
déguiser en sensualité des pulsions de meurtres ou
d’automutilations, l’un n’étant (à mon avis ) que face
inversée de l’autre. D’ailleurs, Mitsuko a droit à de très
gros plans de ses yeux en train d’être maquillés, en sorte que
leur cadre attire l’attention plus que ce que l’œil réfléchit,
et invite le client à y projeter son rêve. Mais est-ce bien ainsi
que Mitsuko évoluera, et ne suis-je pas trop guidé par mes
convictions préalables dans mon interprétation de son comportement?
Bien entendu, cette
opposition entre masque et réalité sous-jacente n’est pas
nouvelle, constitue même un passage obligé pour un Japonais qui
s’inscrit dans la tradition narrative et interprétative de son
pays. Conformément à une tendance qui me paraît dominante dans le
cinéma de genre, Sion ne fait-il pas de la douceur, non pas la
maîtrise de pulsions anarchiques et violentes ( par opposition à
Matsumoto, par ex., voir plus bas ), mais son masque? Ou bien
gentillesse et politesse et courtoisie sont des formes apprises,
vécues « par cœur », plus qu’expressions du cœur, ou bien
elles sont la projection de la peur de décevoir ( les autres et soi
). Il y a bien satire.
M’attache le
personnage d’Izumi, car dans son processus d’expérimentation, il
y a ouverture vers une transformation, une évasion des catégories
plus rigides dans lesquelles le radicalisme de Mitsuko me semble
l’enfermer. Cet univers en demi-teintes d’Izumi se révèle par
les éclairages et les couleurs du décor de la maison par opposition
au verdâtre et au rouge du quartier et des chambres de passes. Sa
curiosité devient la nôtre, quand, formation oblige, elle est
invitée à voir les ébats de Mitsuko. Mais à quoi sommes-nous
conviés, quand, quittant son rôle de voyeuse étudiante, elle est,
elle, arrachée à sa condition de voyeuse et conviée à la
pratique, seule façon de savoir?
Une fois de plus, je
constate combien le goût de la perfection, le fait de ne pas
consentir à l’inachèvement du monde ou à l’imperfection de
soi, répond, de Kawabata à Mishima, de D’Akutagawa à Dazai, à
une fascination, devant un chaos originel, pour ce qui nous presse
d’y participer, face à une harmonie inaccessible. Mais je me
demande si Izumi échappe dans le film à cette spirale, et comment,
formellement, Sion traduira cette évolution d’une femme étonnant
et effrayant un mari dépassé par le désir affiché de son épouse,
digne en cela aussi des fantômes de femmes des contes fantastiques,
dès lors qu’elle affirme son désir au lieu de se borner à
répondre à celui du mâle. Changera-t-elle, face à une maîtresse
devenue dominatrice, plus que maître spirituel, engagée déjà sur
la pente d’un jeu sadique avec sa disciple d’apparence
masochiste, mais dont je soupçonne que la suite nous la découvrira
plus complexe.
Mais déjà dans la
partie vue, Sion expose le conflit entre désirs profonds et rôles
imposés, et imposés y compris par le désir qu’on a, désireux de
perfection, d’être à la hauteur des attentes d’autrui.
Cette vie secrète
que chacun préserve des autres, mais de soi également, la nuit et
la vie hors du cadre du travail honorable non seulement nous la
découvrent, mais nous entraînent à la partager. Car, comme le
signale le « maître », le secret qu’on a prédispose à garder
celui d’autrui… À ce titre, que faut-il penser de la possibilité
qu’il y ait vie intime et de son opportunité? Si le secret est
insupportable, au même titre que sa révélation, quelle issue
reste-t-il? Que montre la fin du film de ce dilemme?
À ces deux femmes,
s’en ajoutent deux autres : une enquêtrice, chargée de
suivre des cas de meurtres exécutés par un serial killer, occasion
pour le cinéaste de rappeler la matérialité des corps, en une
scène d’autopsie qui ne ménage rien, tout en joignant par le
commentaire une description de la froideur clinique de l’assassin.
La partie que j’ai vue ne me permet pas de conclure autre chose de
cette enquêtrice que sa capacité à regarder en face le pire.
Mais cette capacité
pourrait bien être celle aussi de cet autre personnage féminin, la
mère de Mitsuko. Sous ses bonnes manières, inculquées dès
l’enfance, artifices devenus naturels, elle parle comme si de rien
n’était des pratiques de prostitution de sa fille, ne cache rien
des défauts de son mari. Autrement dit témoigne d’une solide
aptitude à prendre le réel pour ce qu’il est, à encaisser les
revers comme la dureté de la vie. Aucune des quatre femmes ne cadre
donc avec l’image de la poupée de porcelaine, et si elles ont des
points de vulnérabilités, elles ont aussi des réserves d’énergie,
de courage et de froideur…
« Kwaidan » encore…
Hitoshi Matsumoto « Sayazamurai
»
Le titre signifie «
samouraï au fourreau ». Kanjuro Nomi, interprété par Takaaki Nomi
( voyez le clin d’œil par homonymie ), apparaît, en effet, après
un moment : on a pu voir un sentier dans un sous-bois, à la
lumière digne des impressionnistes. Le samouraï a un quadruple
handicap : il boîte en courant, porte des lunettes, un kimono
élimé qui crie sa pauvreté. Mais surtout, son fourreau est vide :
samouraï déshonoré!
Le personnage féminin
principal surgit enfin, qui s’avère la fille du « héros »,
interprétée par, Sae Kumada, une comédienne aussi remarquable que
l’acteur qui joue son père. Par ses questions, elle joue le rôle
du « ça » de ce dernier, mais par les valeurs au nom desquelles
elle l’admoneste, le houspille et l’encourage, elle incarnerait
plutôt son « surmoi ». Sans pour autant être typée au point de
perdre toute individualité.
Contre les vœux,
sans doute, du spectateur, du moins occidental, ces valeurs du milieu
des samouraïs décideront, en apparence, de la fin. Peut-être le
réalisateur, plutôt que par simple désir de respecter la vérité
historique ou d’étonner, a-t-il cédé à la tentation d’affirmer
sa lucidité : un même homme n’a pas forcément tous les
courages.
L’amour manifeste
avec lequel le réalisateur et son équipe mettent en scène et le
cadre naturel ( forêt, Fuji, bord de mer ) et l’art ( chansons
populaires, danse folklorique, moments de récitatifs ou de musique
de shamisen ) et l’artisanat ( kimonos, serrure, arme ) et
l’architecture ( intérieur et cour de palais, prison ) s’ajoute
au jeu sobre des deux personnages principaux pour inspirer tendresse,
gravité, réserve.
En contraste, le
personnage secondaire d’Oryu, itinérante et joueuse shamisen,
passant du sourire à l’agression le temps d’un coup de plectre,
s’associe à Pakyun, le gars au pistolet, et à Gorigori, le
chiropraticien tueur. Ils nous représentent, avec la cruauté, la
candeur, les goûts contrastés du public, ses attentes face aux gens
du spectacle. À eux correspondent les effets spéciaux apparents :
ralenti, vivacité des rouges, fond très noir. Au dernier surtout,
se joint le surjeu, au point que Gorigori, à force de vouloir faire
rire, comme d’ailleurs un autre personnage de garde, rate sur moi
son effet.
Par ce trio aussi
s’inscrivent des correspondances, pour la femme avec « Zatoichi »
de Kitano, pour Pakyun avec le personnage incarné par Nakadai dans «
Yojimbo », pour les trois, avec nombre de films d’époque dont
l’esthétique est soignée jusqu’à rivaliser dans la composition
avec le design des cloisons et pièces d’artisanat de l’ère Édo.
Je pense à Gosho, voire, mais cette fois lors de l’arrestation de
Nomi, à « Inochi bonifuro » de Masaki Kobayashi. Mais de ce
dernier, Matsumoto semble se souvenir plutôt de « Joiuchi », à
ceci près, énorme différence, que le samouraï en révolte contre
son clan, se battait pour assurer la survie de sa fille, refusait le
seppuku, mourrait submergé par le nombre. Quand à « Seppuku », le
héros en deuil de son gendre et de sa fille, et donc n’ayant plus
personne pour qui et avec qui vivre, plus de « raisons de vivre »,
se fait seppuku, mais dans l’esprit du tout premier qui « créa »
le geste : en plein combat et pour spolier l’adversaire de la
gloire d’avoir tué le combattant, marquer son mépris pour des
gens qui exigent des autres de rester attachés à leur sabre, et se
rabattent eux-mêmes sur les arquebuses pour venir à bout de leur
adversaire. Sans compter que ceux-ci manipulent l’histoire dans le
récit qu’ils en lègueront.
Cela n’est pas le
cas dans « Sayazamurai », où si le hara-kiri demeure un ordre à
exécuter, dont la menace conditionne la performance du héros, c’est
bien par rapport à lui-même plutôt qu’en réponse à la volonté
du daimyô que Nomi décidera de poser ou non l’acte emblématique
de sa caste. Paradoxalement, ne contrevient-il pas au bushido ( code
du guerrier ) précisément en plaçant sa volonté au-dessus de
celle du seigneur? Les 47 rônins aussi, icônes des vertus
militaires et source d’inspiration de nombreux films, pièces et
romans, «désobéissaient » à un ordre du shôgun en obéissant au
dit code…
Et puis avec
Matsumoto, le héros, plutôt que le seul intendant du clan, est
auteur de sa propre version des faits…
Cette inscription du
film dans l’histoire du cinéma japonais, ce recours à
l’expressionnisme ou à l’extrême stylisation, là où le trio
d’itinérants intervient, ont un lien avec le reste de la
méditation sur la mécanique du rire et les conditions du spectacle
comique qui court le long du récit.
En effet, ne
s’agit-il pas pour le déserteur Nomi de sauver sa peau en relevant
le défi de faire rire le fils du seigneur? La mort de sa mère a
rendu ce dernier muet, inerte. Or Nomi, lui-même coquille vide,
fourreau sans lame donc, est sans vie, suite à la mort de son
épouse : sa vitalité s’est, pour ainsi dire, réfugiée dans
sa fille. Par son âge et le choc du deuil, celle-ci est donc à même
de comprendre son premier public : le fils du daimyô. Et cette
curiosité pour celui à qui on s’adresse apparaîtra comme une des
conditions du rire.
Nomi dispose de
trente chances en autant de jours pour réussir. Comment ne pas
ennuyer le spectateur du film en montrant des morceaux qui doivent,
au moins pour certains, ne pas provoquer le rire, pour sembler
justifier l’absence de celui des protagonistes, puis de celui de
quelques uns, enfin de celui du fils du seigneur? En faisant alterner
la présentation, tantôt de la performance, tantôt de sa
préparation, tantôt de l’état du héros au retour de son essai,
le réalisateur réussit à ne pas lasser, même si certains numéros,
à mon goût, s’étirent.
Mais s’il m’arrache
un des premiers rires de la salle et plusieurs par la suite, c’est
tantôt par le contraste entre l’effort fourni et le jugement des
gens en présence, tantôt par un clin d’oeil à Buster Keaton
grâce au recours de mécaniques complexes ou à une agilité et des
prouesses réelles pour un résultat dérisoire, tantôt par
l’irruption d’anachronismes, comme tel instrument de foire,
évoquant le western. Surtout, le réalisateur nous raconte l’impact
de ces essais sur la relation entre fille et père, gardiens et
prisonniers. On voit par ceux-ci qu’une autre des conditions du
rire repose sur le soutien des proches, le glissement de
l’implication par enjeu égocentrique à celle qui provient de la
reconnaissance de l’humanité de celui qui s’efforce de relever
le défi. Le sien devient celui de tous. Autrement dit, le rire
répond non seulement à un sentiment de distance de soi au
personnage qui fait rire, mais, paradoxalement, à une reconnaissance
aussi de notre ressemblance.
Autre condition,
illustrée par l’attention déjà relevée aux traditions et aux
films d’époque : le rire vient d’un équilibre entre
familiarité ( communauté d’expérience ) et innovation ou
inventivité ( dans le renouvellement des situations, du cadre de
comédie, des machines ).
Toutefois, un récit
un peu long devra s’ancrer en d’autres états que celui du rire :
compassion, sympathie, peur. Il faut donc des personnages dont le
sort nous interpelle. Ici, unis par leur deuil, le samouraï, sa
fille et le fils du seigneur nous intéressent. La fille et le
garçon, la « bergère » et le « prince » nous mèneront dans un
conte, non sans que le cinéaste ne nous rappelle que la vie n’en
est pas toujours un. Mais, par moments, si!
Cette petite fille
déterminée, de manière parfois terrifiante, et d’autant plus que
c’est de faon plausible, juge moins selon ses besoins propres que
selon la forme que l’éducation propre à la classe des samouraïs
donne à leur satisfaction. Elle demeure une représentation fort
complexe de la femme selon la tradition narrative : terrifiante,
ai-je dit, par son acharnement, elle ne l’est pas comme Oryu,
celle-ci, d’ailleurs, capable de revirements d’humeur plus
aimable.
Mais la petite fille,
en cela conforme à une tradition narrative qui déborde celle de son
pays, apparaît en guérisseuse, initiée à cela toutefois non par
une femme, mais par son père à l’art des plantes. Bien d’elle,
toutefois, cette sensibilité au mal physique et au mal-être des
autres. Par elle s’exprimera un aspect de la conscience moderne
projeté rétrospectivement à l’ère d’Edo : le courage n’a
pas besoin du sabre pour se manifester.
Le récit tout entier
atteste que, pour le réalisateur, la conscience de ce fait ne règle
rien au duel que chacun mène en soi.
Dernier trait
classique du discours social japonais : la combativité porte en
elle-même sa gratification. La chance, autre nom de la nature,
décide des suites de notre pugnacité. Si lutter est signe
d’admiration, voir quelqu’un prétendre contrôler demeure une
des sources fondamentales du rire!
En ce film également,
l’enfant est l’avenir de l’homme. Le mot qui, à la fin, sera
le plus souvent répété est « meguri » : « tourner », «
faire un tour ». Prononcé par un moine, mais pensé par le père,
il s’associe en mon esprit à ce symbole bouddhique par
excellence : la roue. La vie EST cycle. Le vide du fourreau
oblige à substituer au sabre un autre type d’arme.
« Sayazamurai »,
avec ces moments moins captivants, et un, magique, et beaucoup
saisissants, alors même qu’une scène s’annonce prévisible,
nous déjoue, nous amuse, nous déstabilise. Il se présente meilleur
que ce que le synopsis m’en laissait appréhender, et suffisamment
bon, pour réjouir au moment où je le vois.
Et pour que, ensuite
j’arpente les rues, tandis que le souvenir des scènes revient
faire un tour.
Daisuke Miyazaki « Yoru ga
owaru bashô »
« Lieu où la nuit
prend fin » devient « End of the Nigth ». Or le mot lieu a partie
liée avec l’esthétique du film. Sauf pour l’antre d’un
prêteur sur gages assassin, lieu chargé de marchandises colorées,
les autres, de l’appartement du héros, Akira, fils adoptif du
précédent, au local où se prostitue celle qui deviendra son aimée,
voire à la pièce où il commettra un de ses meurtres, tous ces
lieux sont minimalement décorés et pourvus d’objets. Ce vide
relatif correspond au silence du héros, et prend une dimension
supplémentaire dans le lieu où Yukine, son aimée, plutôt que de
confirmer ses soupçons, lui fera don de la leçon qu’elle a tirée.
Au prix de ce dont elle est revenue, se prostituer, se faire violer,
se faire battre par son proxénète deviennent des catastrophes
naturelles, douloureuses, mais dont il faut et dont on peut se
remettre. Prenons exemple sur le soleil ( rien ne souligne qu’il
est aussi emblème national ) dont la lumière éclaire de même
façon tous les vivants.
Sans doute certaines
références, dont une à « Psycho », l’excès d’indifférence
des assassins, de silence du héros, de générosité de la
prostituée pourraient-ils prêter au rire, alimenter l’aspect de
comédie noire, que le réalisateur, en présentation de son film,
revendiquait. Il a aussi échappé qu’il y avait autre chose de
plus grave dans le monde que de s’en faire pour savoir si on doit
rire ou pas à un film. Aveu significatif, qui recoupe étrangement
le testament de cette héroïne au sens fort, mère, mauvaise
cuisinière aux dires d’un fils taquin, mais présente à lui et
attentive à son client et candide dans la reconnaissance de son
manque de formation, exprimée avec toute la saveur d’un parler
régional, attestant qu’elle est déracinée.
Cette figure de
prostituée en Kwannon, déesse de la Merci, pas évidente, mais qui
s’impose à la réflexion, elle court dans le cinéma japonais, et
Miyazaki la renouvelle.
Excès de candeur
d’un côté, d’indifférence de l’autre pourraient donc être
motifs comiques. Le public ressentait une gêne. Cela tient à ce
sens de vacuité exprimé par les lieux, à cette irruption de
l’étrange qui s’ajoute à celui de la lenteur du héros, capable
d’une rapidité soudaine, cette ambiance d’outre monde, dégagée
d’abord par ce tapis à l’image de galaxie, qui donne le
sentiment que les héros pourchassés sont seuls, perdus dans le
cosmos. Puis il y a cet échange de coups de feu entre bandits et
policiers, évoluant au milieu de brumes flottantes. La gravité
s’impose, d’autant plus que la présence de Khadafi sur nos
écrans depuis quelques mois, les manchettes de corruption
généralisée, au Québec ou au Japon, rendent plausibles cette
indifférence aux coups qu’on porte, cette banalisation des moyens,
là où il s’agit de se procurer de l’argent, i.e. du pouvoir sur
autrui.
Le film s’ouvre sur
l’image d’un homme habillé comme un touriste coquet, qui
s’avance sur une route de campagne, arrive à une grille rouillée
d’un jaune vif, la pousse, et…. Le récit se clôt sur le fils
adoptif de cet homme empruntant le même chemin et venant clore son
histoire. Avec un plan en apparence inutile, en plongée d’un bord
de rivière, dans la ville, mais fondé par la présence de l’eau,
ce début et cette fin inscrivent l’aventure humaine dans le
paysage. Avec son accent et son vocabulaire, Yukine atteste de la
manière dont nos racines nous suivent. Le parcours du héros
lui-même, et la fin de cet épisode de sa vie, le confirment. Tout
comme, pour l’enfant, cet unique dessin de flore sur le mur de la
maison.
Si satire il y a,
elle est dans cette fausse espérance de voir que le héros puisse
avoir une curiosité quelconque, qu’il puisse s’animer hors de
son « métier ». Serait-ce justement la sensibilité à la nature?
N’a-t-il pas cet unique livre, qu’il sort respectueusement de son
coffret et dont on a le temps de lire le titre : Life of nature?
Ce que l’Homme
moderne a mis au cœur de sa vie n’est pas ce sens
d’interdépendance et de modestie devant une énergie ou un mystère
qui l’engloberaient. Ce livre, en effet, cache autre chose…
Yukine seule, jeune
fille, puis femme, saura ouvrir l’œil, et, en retour, entraînera
Akira à ouvrir les yeux.
Si la salle riait
peu, et même moi, qui ai ri un peu plus, l’ai fait fort peu, c’est
que ces plans où la caméra est stable, sauf en scènes de nature,
et reste posée soit sur des objets, en contrepoint d’une action
qui se déroule hors champ, soit sur le personnage immobile, sortant
du champ, y revenant, c’est que ces plans, dis-je, qui se décalent
du rythme coutumier des thrillers, tout comme ils excluent scènes de
coït ou de meurtres, montrant des derniers plutôt les effets sur
les objets environnants, ces plans semblent, en vérité, plus près
du réel que nous ne le voudrions.
Car nous savons bien
que nous sommes entourés de tels indifférents, certains au sourire
sympathique. Au mieux, sommes-nous comme la propriétaire apeurée
qui à peine entrouvre sa porte…
Film déroutant,
a-t-il son rythme propre ( oui ) ou bien n’hésite-t-il pas entre
le comique dérisoire et le noir ( oui ) ? Premier long métrage de
Miyazaki, il révèle un regard sensible à la violence ordinaire, et
un art de la rendre sans la montrer explicitement. Litote, ellipse…
sens du caractère des personnages, respect de la parole. Mais
fascination pour le silence, le vide : ce cinéaste doit-il
conquérir sur lui-même le désir de mettre en film sa manière
propre d’éprouver le rythme qui nous possède?
Takashi Miike « Ichimei »
Appréhensions
La compagnie
Shochiku, déjà liée à « Sayazamurai », croise à nouveau
l’ombre de Masaki Kobayashi en soutenant cette fois un remake
de « Seppuku ». En 3D, ce qui, compte tenu des débuts de l’usage
en fiction de ce procédé, laisse augurer d’une exacerbation des
effets gore, déjà chers à Miike. Mais sera-ce le cas ou
saura-t-il jouer du 3D pour élever l’intensité de combats si
magistralement chorégraphiés par Kobayashi en fonction des
contraintes du 2D? Enfin, pour rester dans le thème principal de
notre compte-rendu, le réalisateur s’écartera-t-il du rôle
incombant à la fille du rônin?
Les articles négatifs
que j’ai pu lire excluent, toutefois, un usage du 3D pour jouer sur
la cruauté ou les effets d’hémoglobine. Des critiques comme Mark
Schilling ( The Japan Times ) et Mathieu Li-Goyette (
panorama-cinema.ca ), le second avouant ses réticences initiales,
ont même trouvé du bien à en dire.
Enfin, le document
pblicitaire cite Miike à propos du 3D : « Finalement, ce film
sera sans doute apprécié par ceux qui recherchent déjà, à
travers l’éclairage et les angles de prise de vue, des effets de
stéréo spatiale dans le monde de la 2D. »
Cela me rassure, mais
aussi me fait me demander pourquoi faire en 3D l’adaptation, s’il
ne s’agit que d’une autre façon de créer un effet de stéréo
spatiale. Le 2D n’oblige-t-il pas aussi à compenser l’absence
d’une dimension, cette absence, comme d’ailleurs celle de la
couleur, ne sont-elles pas précisément ce par quoi le style la
version de Kobayashi naît et la possibilité de voir autrement le
réel? De quel manque Miike tirera-t-il la tonalité et la force de
son expression?
À bien y penser, il
serait injuste de ma part de prétendre rendre justice à la version
de Miike que je ne verrai qu’une fois, alors que je reviens
périodiquement, depuis cinquante ans, à celle de Kobayashi.
Critique.
Ce remake
reste fidèle à la première adaptation quant à la place laissée
aux femmes. Miho, fille d’Hanshiro, reste la seule présence
féminine conséquente. Comme son père, elle est attentive à
autrui, et aimera en son compagnon de jeu, devenu mari, ce trait.
Comme eux, elle sait montrer joyeux visage, ne pas étaler ses
difficultés. Sans doute la voit-on confinée au foyer, devenir mère.
Mais c’est moins en tant que femme qu’elle est ainsi cantonnée
chez elle, que suite à une fragilité individuelle : malade,
elle s’excusera d’être un fardeau pour ses proches. Mais ce sens
du sacrifice aussi elle le partage avec son mari. Comme tous les
comédiens secondaires, l’actrice l’incarne avec conviction, la
gratifiant d’une expressivité où se traduit à la fois la
délicatesse de sa version chez Kobayashi et, lorsqu’elle est en
santé, l’assurance du personnage de la bru du héros dans «
Joiuchi ».
La direction de
comédiens, si l’on excepte, à certains moments, des jeux de
physionomie de l’acteur principal, qui semblent accentuer des
mouvements de Nakadai, est juste et l’on sent le réalisateur
d’expérience, qui ne résiste guère à glisser son humour noir
dans le jeu expressionniste de tel figurant dans la scène de combat
de la fin.
Métier aussi dans le
montage, moins ici tentative de trouver via le passage des images une
équivalence des rythmes de l’esprit aux prises avec les
difficultés, comme chez Kobayashi, qu’attention du conteur à
assurer la plus grande fluidité au déroulement des scènes, de
manière à ce que le spectateur ne sente pas le glissement de l’une
à l’autre.
En cela, il est aidé
de la couleur des décors et des costumes d’époque : sobriété
générale, sauf pour quelques éléments de richesse comme le phénix
sculpté du générique, plans de mets pour rappeler la manière dont
l’hédonisme s’exprimait au sein de la classe martiale, teintes
des végétaux, signes du passage des saisons atténuent la vivacité
réservée au rouge du sang. Or, les trois quarts du film sont,
compte tenu d’autres films du cinéaste, discrets sur cela. Mais
a-t-il eu un regret? Il ajoute la présentation expressionniste
jusqu’à l’insistance, et après la mort du héros, de deux
suicides. Par là, il détourne du thème au profit de la sensation.
D’où le quatrième
élément où son métier apparaît : il consacre le fait que
nous ne sommes pas ici devant une traduction en cinéma
technologiquement plus récent d’une version plus vieille de
cinquante ans. Mais nous avons droit à un autre regard. Le fil
conducteur de son récit n’est pas la lutte entre humanité et
rigueur d’un code spécifique, mais bien le portrait, comme
l’indique le titre, d’« une vie ». Aussi, comme la couleur
semble diffuse, les thèmes du féodalisme et du jeu entre code et
interprétation, représentation et vie sont-ils perdus parmi
d’autres.
Est-ce typique de
Miike? Les scènes ajoutées ( sont-elles prises du roman ou
inventées par lui? ) ou bien expliquent de manière plus que limpide
les motifs de la chute du clan auquel appartient Hanshiro ( les
suicides du seigneur et de l’ami sont absents, d’où encore
affaiblissement du thème du seppuku ) ou bien explicitent, plutôt
deux fois qu’une, les griefs contre l’hypocrisie des responsables
du clan. Le jeu avec l’argent par lequel Kageyu se « paye » une
bonne conscience consacre le primat de la vision globale sur le
procès du discours.
Ce n’est pas la
rupture de la géométrie rigoureuse qui compose l’espace par les
déplacements du personnage qui montre cette hypocrisie, mais les
propos seuls d’Hanshiro, comme s’il expliquait ceux de l’autre
Hanshiro! Miike attribue plus d’importance à la vie de quartier,
détourne une scène d’estampe érotique célèbre d’Utamaro,
pour en faire une scène de tendresse d’un mari aimant envers son
épouse malade. À la veille de mourir, Hanshiro se remémore des
moments de bonheur de vie en famille. Portrait d’une vie proposée
en fragments d’égale intensité.
Cette attention aux
détails des habitudes de vie se manifeste dans le portrait de
Kageyu, boiteux comme son discours ( encore ce besoin de souligner ),
mais superficiellement plus compatissant que ses subalternes qui
veulent voir Motome appliquer à la lettre le rituel du seppuku.
Notons que ce rituel autorisait moins de rigorisme et qu’à
l’esquisse du mouvement de se percer le ventre, l’assistant, si
telle était l’entente préalable, pouvait décapiter le samouraï.
Miike accentue, par cette insistance, le côté sadique de
l’individu, là où le film de Kobayashi, par l’esthétique même
du film, met en cause le discours d’honneur, la façon dont il peut
rationaliser le sadisme latent des guerriers : le rituel
lui-même d’harmonieux devient coercitif. Insistance encore, chez
Miike, dans la manière de filmer la lame de bambou : le
cinéaste semble avoir privilégié la suite de moments où l’humain
rencontre ses limites, ou leur absence… Voir le dernier repas de
Miho.
Même la scène de
combat, échauffourée plus que chorégraphie, le cède au réalisme
( quoique la lame d’Hanshiro soit bien résistante…), au lieu de
prêter à une interprétation du thème central via l’usage du 3D,
comme elle l’était par le jeu des lignes chez Kobayashi. Le
nettoyage des lieux du massacre est annoncé à l’intendant, non
montré, et, au lieu des allers et retours du récit d’Hanshiro,
son récit ici file.
Ainsi, ce n’est
plus le contrôle des pensées par les élites qui est au cœur du
récit, mais le fait que la misère économique ( un chat de riche ne
vit pas comme un chat de pauvre ), la chance ou la malchance, et
aussi, mais élément parmi d’autres, la froideur de cœur de nos
semblables sont responsables de nos malheurs. Miike ne nous demande
pas de remettre en cause le discours historique : il nous invite
à placer nos émotions au cœur de notre vie, comme le faisait aussi
Kobayashi, mais, contrairement à ce dernier, il conte de telle façon
qu’on en oublie au profit des présents successifs la condition
dans laquelle se trouve Hanshiro quand il donne sa version du passé
des siens.
En somme, Miike
présente au public japonais un miroir de ce qui pourrait être un
double de sa condition économique actuelle et l’invite à mesurer
le prix de la vie de famille.
Avec ce film,
s’achève mon festival. La dernière femme, la seule intervenant
dans le récit présenté, aura été aimante et aimée, et, en dépit
de cela, du fait non de son sexe, mais de sa santé, seule de se
sentir un poids pour autrui, dépendante. Impuissante. Assez riche
d’intériorité pour que trois êtres au moins colorent leur vie de
son existence.